Le cas Mugabe

Qui est-ce qui fait tenir « camarade Bob » devant l’acharnement de l’Occident contre son régime ? L’admiration dont il jouit ici et là sur le continent ? Le souci de rendre justice à ses compatriotes ou la volonté de garder le pouvoir envers et contre tou

Publié le 11 avril 2005 Lecture : 7 minutes.

Quand on parle de Robert Mugabe, la caricature n’est jamais loin. En janvier dernier, la secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice n’a pas hésité à classer le Zimbabwe parmi les « six postes avancés de la tyrannie », aux côtés de Cuba, la Biélorussie, l’Iran, la Birmanie et la Corée du Nord. Les opposants zimbabwéens sont-ils vraiment traités comme ceux de Fidel Castro ou de Kim Jong-il ? Robert Mugabe a eu beau jeu de répondre : « Cette fille née d’ancêtres esclaves devrait savoir que l’homme blanc n’est pas un ami. » Du pain bénit pour le vieil anticolonialiste lors de la campagne des législatives du 31 mars dernier…
En dépit des portraits peu flatteurs que la presse anglo-saxonne fait de lui, le président zimbabwéen n’a rien d’un énergumène à la Idi Amin Dada ou d’un révolutionnaire mangeur d’hommes comme Mengistu Haïlé Mariam – bien que l’ancien « Négus rouge » ait trouvé refuge chez lui. Robert Mugabe est d’abord un homme sociable et cultivé, qui parle l’anglais d’Oxford d’une belle voix douce, et qui s’impose une discipline de vie. Pas d’alcool, une heure et demie d’exercices physiques tous les matins… À 81 ans, il conserve une allure alerte et garde cette démarche inimitable, un peu déhanchée, de danseur qui s’est trompé de scène. L’homme a de l’énergie à revendre. Mais « camarade Bob », comme l’appellent ses amis, est surtout un grand combattant de la liberté. Comme Nelson Mandela, il a longtemps fait preuve de courage et de clairvoyance.
Au départ, le jeune Mugabe doit beaucoup à un jésuite anglais, le père Gerry O’Hea, qui le découvre dans les années 1930. Né en 1924 dans le district de Kutama, à 100 km à l’ouest d’Harare, l’ex Salisbury, l’enfant est d’abord élevé par sa mère, Buna, une femme très pieuse. Première blessure à l’âge de 10 ans : son père charpentier quitte le foyer pour prendre une épouse plus jeune. Chez les missionnaires catholiques, l’adolescent attrape vite le goût des études et de la lecture. Diplôme d’instituteur en poche, il commence à enseigner. En 1949, il obtient une bourse pour Fort-Hare, l’université noire d’Afrique du Sud qui a formé Nelson Mandela et ses compagnons de lutte. Rencontres, discussions… C’est le tournant idéologique. En 1958, il part enseigner dans le Ghana de Kwame Nkrumah. « J’ai respiré l’air de la liberté retrouvée », dit-il. Il y rencontre une jolie collègue, vive et intelligente, Sally Hayfron. Il l’épouse.
À son retour au pays, en 1960, « camarade Bob » s’engage aux côtés de son aîné Joshua Nkomo contre le régime blanc de Rhodésie du Sud. Arrêté en 1963, il reste en prison pendant onze ans. En 1966, coup de tonnerre : il apprend la mort au Ghana de son fils de 3 ans, des suites d’une crise de paludisme. Il demande la permission d’aller se recueillir sur la tombe de son enfant, en promettant de revenir ensuite au pénitencier. Le régime de Ian Smith refuse. Il n’oubliera jamais… C’est à sa sortie de prison, en 1974, que le militant de la Zanu-PF (Union nationale africaine du Zimbabwe-Front patriotique) donne toute sa mesure. Contre l’avis du pasteur Sithole, il choisit la lutte armée afin de faire plier les Blancs de Rhodésie. Accueilli par Samora Machel, il soutient la guérilla à partir du Mozambique. Son intransigeance et celle de l’autre chef rebelle, Joshua Nkomo, finissent par payer. En 1979, l’accord de Lancaster House consacre l’indépendance du Zimbabwe. L’année suivante, la Zanu-PF gagne les élections haut la main. Robert Mugabe devient Premier ministre.
Pendant ces années de conquête du pouvoir, Mugabe le nationaliste pur et dur fait montre d’une grande souplesse tactique. Faut-il jouer la carte soviétique ou chinoise ? Comme son allié-rival Nkomo est soutenu par Moscou, il choisit Pékin. Pour se démarquer. Et va pour l’étiquette « maoïste »… Le jour de l’indépendance, la main sur le coeur, il prêche la réconciliation entre Noirs et Blancs. Deux ans plus tard, il renouvelle sa profession de foi : « L’oppression et le racisme sont des maux qui ne doivent plus avoir cours. Un mal reste un mal. Qu’il soit pratiqué par le Blanc conte le Noir ou par le Noir contre le Blanc ». Réaction d’un Blanc de Harare : « Nous attendions un Khmer rouge. Nous découvrons un homme politique remarquable. »
Mais, à partir de 1983, l’homme montre une nouvelle facette de son personnage. Au Zimbabwe, 80 % des habitants, dont Mugabe, sont shonas, et 20 %, dont Nkomo, sont ndébélés. Après leur défaite électorale de 1980, les Ndébélés entrent en résistance dans leur fief du Matebeleland, dans le Sud. La répression est terrible. La 5e Brigade, entraînée par des instructeurs nord-coréens, massacre vingt mille personnes. Des paysans sont brûlés vifs. Des enfants sont tués à l’arme blanche. La communauté internationale ferme les yeux. En 1988, Robert Mugabe demande pardon et promet des indemnités. Aujourd’hui, les familles des victimes attendent toujours… En fait, pour Robert Mugabe, les choses sont simples. La Zanu-PF est seule détentrice de la légitimité révolutionnaire. Face à toute opposition, la Zanu-PF a donc le « droit » d’user de la violence. « Certains de mes militants sont diplômés de violence », dit-il quelquefois sur le ton de la provocation.
En 1992, rude épreuve. Sa femme meurt. Le président zimbabwéen perd l’une des rares personnes dont il écoutait les conseils. Celle aussi qui savait modérer ses ardeurs. Quatre ans plus tard, le catholique austère et pudique fait un gros effort sur lui-même. Il rend publique une liaison qu’il entretenait du vivant de sa première épouse. La nouvelle élue s’appelle Grace Marufu, 31 ans. Secrétaire à la présidence, elle lui a déjà donné deux enfants : une fille qui s’appelle Buna, comme sa mère, et un fils, Robert Junior. À 72 ans, Robert Mugabe est un homme heureux. Il a enfin un fils. Le mariage est princier. Plusieurs milliers d’invités affluent à la ferme présidentielle de Kutama, le village natal. Nelson Mandela et Graça Machel sont de la noce. Le président mozambicain Joaquim Chissano est témoin. Robert Mugabe a changé. Fini le temps du guérillero en treillis. Mais, surtout, après la mort de sa première femme, l’homme s’isole et semble de plus en plus coupé des réalités.
En 2000, les nuages s’amoncellent sur la tête du chef de l’État zimbabwéen. Chômage, corruption… Un nouveau parti monte en puissance : le MDC (Mouvement démocratique pour le changement). Son chef, Morgan Tsvangirai, est un adversaire plus redoutable que Joshua Nkomo. Syndicaliste, il appartient, comme Mugabe, à l’ethnie majoritaire des Shonas. Pour la première fois, le héros de l’indépendance sent son pouvoir vaciller. Il agite la menace des Blancs. Depuis 1980, 4 500 fermiers blancs ont conservé la moitié des terres. Les plus fertiles évidemment. Et ils sont riches. Belles voitures, vacances à l’étranger… Leur fortune est de plus en plus scandaleuse aux yeux de nombreux Noirs. Mugabe pense donc se refaire une santé politique assez facilement sur le dos des Blancs. Et comme le Royaume-Uni rechigne à financer le rachat des terres, malgré les engagements de Lancaster House, il organise un référendum pour entériner l’expropriation des fermiers blancs sans indemnisation. Mais surprise, l’opposition – MDC et Blancs réunis – gagne le référendum. Mugabe est personnellement humilié. On ne l’y reprendra pas.
« Camarade Bob » joue alors son va-tout : la violence. Comme en 1983. Il lâche ses « anciens combattants » sur les terres des Blancs. La plupart de ces « vétérans » sont trop jeunes pour avoir fait la guerre de libération. Mais peu importe. Mugabe fait coup double. Il chasse les Blancs en quelques mois. Et surtout, il installe un climat de peur dans tout le pays. Plus que les Blancs – une dizaine de fermiers tués – ce sont les Noirs de l’opposition qui payent le prix de ces occupations violentes : 32 morts – des proches du MDC pour la plupart – pendant la seule campagne des législatives de juin 2000. Locaux du MDC mis à sac, journalistes du Daily News jetés en prison… Le régime Mugabe multiplie les intimidations et les actes de terreur. Et le résultat est là. Victoire – d’extrême justesse – aux législatives de 2000, puis à la présidentielle de 2002 et aux législatives du 31 mars dernier. Comme le vieux Mao lâchant ses gardes rouges pour reprendre la main, Mugabe joue délibérément la carte de la violence pour se maintenir au pouvoir.
Cette année, pendant la campagne des législatives, le parti au pouvoir a usé d’une nouvelle arme : le chantage à l’aide alimentaire. Depuis la réforme agraire de 2000, la production agricole est en chute libre. Elle a baissé de 20 % en général, et de 60 % dans le secteur du tabac, principale recette d’exportation. L’ancien grenier à maïs doit importer aujourd’hui une grande partie de ses céréales. Pour la plupart d’entre eux, les 200 000 ouvriers agricoles qui travaillaient dans les fermes des Blancs ont tout perdu et sont venus grossir les bidonvilles de Harare et Bulawayo. Résultat : sur 13 millions d’habitants, 6 millions dépendent aujourd’hui de l’aide alimentaire. Quand le ventre a faim, il n’est pas difficile d’acheter son vote…
En fait, l’acharnement de Londres et Washington contre son régime est une aubaine pour « camarade Bob ». Plus les coups pleuvent – suspension du Commonwealth, sanctions économiques de l’Union européenne et des États-Unis -, plus il peut camoufler sa politique de terreur derrière un discours anticolonialiste. Ce qui lui donne un espace politique sur le continent africain, notamment en Afrique du Sud. Jusqu’à quand Robert Mugabe va-t-il s’accrocher au pouvoir coûte que coûte ? Nelson Mandela, lui aussi, a connu la prison et l’humiliation par les Blancs. Mais ensuite, il a tendu la main et s’est retiré. N’est pas Mandela qui veut…

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