Jalloud : le retour ?

L’ancien numéro deux du régime a été écarté de la scène publique il y a dix ans. Mais le poids de sa tribu, les Megarhas, le rend intouchable.

Publié le 11 avril 2005 Lecture : 5 minutes.

Il s’apprêtait à entamer sa marche quotidienne dans un quartier résidentiel du bord de mer à Tripoli. Soudain, une vieille dame l’aborde. Elle sollicite son assistance pour bénéficier des aides sociales. Abdesselam Jalloud, étonné qu’elle ignore qu’il n’est plus le numéro deux du régime depuis plus d’une dizaine d’années, se laisse attendrir. Sur un bout de papier, il griffonne quelques mots priant le maire-gouverneur de la capitale, Ezzedine Henchiri, de faire de son mieux pour aider la dame. Munie de cette précieuse recommandation, elle se présente chez le responsable en question. Proche de Kadhafi, celui-ci préside aux destinées des habitants de Tripoli et à leur bien-être. « Ah ! il est encore vivant, ce Jalloud ? Allez, ouste ! » lance-t-il à la vieille dame qui, décontenancée, revient dare-dare chez son bienfaiteur afin de lui rapporter cet odieux comportement, si insultant à son égard. Piqué au vif, l’ex-numéro deux monte en voiture avec ses gardes et se rend au bureau de Henchiri pour se rappeler à son bon souvenir. Il lui administre une bastonnade, ponctuant chacun des coups d’un : « Comme ça, tu n’oublieras pas que je suis encore en vie… ! » L’histoire s’est déroulée l’été dernier, et Tripoli fait encore des gorges chaudes de l’équipée de l’ex-numéro deux.
Après l’incident, Henchiri sera muté au cabinet de Kadhafi. Jalloud, pour sa part, ne sera pas inquiété. Il est vrai qu’il occupe une place à part dans le système du « Guide de la Révolution ». Son aura, il la doit non seulement à sa participation au coup d’État qui a renversé la monarchie en 1969, mais à un autre exploit, tout aussi glorieux sinon davantage : il a réussi à mettre à genoux les « sept soeurs », ces compagnies pétrolières qui avaient cru pouvoir imposer leurs conditions après la nationalisation du pétrole. Fin stratège doté d’un bagout digne d’un marchand de chameaux, il a mené avec elles des négociations qui ont fait date dans les annales pétrolières du siècle dernier. David a vaincu Goliath.
C’est aussi Jalloud qui, les valises bourrées de millions de dollars, effectuait des visites secrètes en Chine et en Inde pour tenter de procurer à son pays la bombe atomique. Et c’est encore lui qui, à en croire les révélations faites par Gary Hart, ex-sénateur démocrate américain, en janvier 2005, aurait pu rétablir les relations diplomatiques avec les États-Unis dix ans avant Kadhafi. D’après les assertions de Hart, Jalloud, rencontré en secret à Tripoli en mars 1992, était prêt à livrer les deux suspects libyens de l’affaire Lockerbie, à cesser tout soutien au terrorisme et à discuter le démantèlement du programme d’armes de destruction massive que la Libye était alors soupçonnée de développer en cachette. Mais l’administration républicaine du président Bush père avait rejeté l’offre libyenne, qualifiée à l’époque de non sérieuse.
Né de parents nomades, quelque part dans la région de Mizdah, à 130 km au sud de Tripoli, entre les années 1941 et 1944, Jalloud a connu Kadhafi au collège de Sebha, dans le Fezzan. Tous deux sont emprisonnés à la suite d’une manifestation de soutien au leader nationaliste égyptien Gamal Abdel Nasser. Dans leur cellule, ils ne disposent que d’une couverture : ils la partagent, et c’est sous sa protection qu’ils jurent de rester unis pour la vie et de ne jamais s’opposer. Leur amitié se prolonge à l’académie militaire de Benghazi, où ils organisent le mouvement secret des officiers libres qui renverse la monarchie en 1969 et prend le pouvoir. Numéro deux du Conseil de commandement de la Révolution (CCR), le major Jalloud tient en main le pouvoir exécutif et exerce tour à tour, ou parfois simultanément, les fonctions de ministre de l’Intérieur, ministre des Finances, ministre de l’Économie et Premier ministre. Lorsque Kadhafi se retire de la scène, notamment en 1974 et 1986, il assure l’intérim à lui seul. Au départ, ils étaient douze jeunes officiers membres du Conseil de commandement de la Révolution (CCR). Aujourd’hui, il n’en reste plus que quatre (Kadhafi, Abou Bakr Jaber Younes, Khouildi al-Hamidi, Mustapha Kharroubi). Les autres sont passés à la trappe à la suite de divergences avec Kadhafi suivies de disgrâces, d’exils, d’éliminations physiques ou de morts parfois accidentelles.
Sur fond de rivalités entre les tribus jusque-là alliées des Megarhas de Jalloud et des Gadadfas de Kadhafi, le désaccord s’instaure entre les deux hommes à partir de 1978, lorsque le « Guide » établit son pouvoir populaire. Comme tant d’autres chefs d’État qui s’autoproclament présidents à vie, Kadhafi fait de la Libye sa propriété personnelle : pas d’élections, pas d’institutions devant lesquelles rendre compte. Il est le « Guide unique ». Le serment sous la couverture est alors oublié : dans le lit du pouvoir, il n’y a pas de place pour deux.
Autant Kadhafi est un idéologue doublé d’un Machiavel, autant Jalloud se révèle un pragmatique patenté : Premier ministre, il va jusqu’à proposer que les membres du Conseil de la Révolution, y compris Kadhafi, cèdent le pouvoir à un gouvernement uniquement composé de technocrates – catégorie à laquelle on l’a souvent, et faussement d’ailleurs, assimilé. On l’a dit aussi peu favorable à la meurtrière intervention de l’armée libyenne au Tchad à partir de 1980. Latent, le conflit entre les deux hommes éclate après les raids de l’aviation américaine contre Tripoli et Benghazi, en 1986. Pour se mettre à l’abri de nouvelles attaques éventuelles, Kadhafi se retire à Sebha, dans le désert Dès son retour, il se montre suspicieux à l’égard de Jalloud, resté seul maître à bord. Pour changer d’air, ce dernier s’envole pour la Syrie, et il n’en reviendra que trois mois plus tard, en mars 1987.
Désormais, le charme est rompu. Kadhafi commence à marginaliser Jalloud et s’allie à Abdallah Senoussi, un « renégat » des Megarhas, marié à une soeur de Safia, son épouse. Senoussi est nommé, en 1992, chef des services de sécurité extérieure. En 1993, la purge de la haute administration et des services de sécurité des éléments megarhas alliés à Jalloud sonne le glas pour ce dernier. Pendant deux ans, il n’est plus qu’en théorie numéro deux du régime. En 1995, sa mise en résidence surveillée rend sa disgrâce évidente aux yeux de tous. Son nom et ses photos disparaissent totalement des médias libyens. Même des documents télévisés historiques sont falsifiés pour qu’il ne paraisse pas aux côtés de Kadhafi.
On ne les reverra ensemble sur le petit écran que le 6 juillet 1998 : Jalloud rend visite à Kadhafi, qui vient de subir une opération chirurgicale à la hanche. Mais les relations entre les deux hommes demeurent froides, leurs rencontres purement fortuites. Sinon, on croise l’ex-numéro deux dans son quartier, le visage strié de rides, l’oeil toujours vif. Là, tout le monde le connaît : pendant des années, il a entraîné les jeunes, fait du jogging ou joué au football avec eux, leur consacrant des heures et des heures. Aujourd’hui, le poids des années l’a contraint à réduire ses activités, et il se contente d’une marche pépère.
Politiquement mort, Jalloud ? Probablement, si l’on en croit une étude publiée en 2004 par l’International Strategic Studies Association (ISSA, basée à Washington). Celle-ci estime que la succession de Kadhafi devrait intervenir dans les cinq prochaines années, mais exclut la possibilité que, d’ici là, le « Guide », pour regagner l’appui de la tribu des Megarhas au profit de l’un de ses fils, fasse appel à Jalloud et lui concède des pouvoirs.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires