Faut-il absoudre les forces de sécurité ?

Pour la première fois, un rapport officiel reconnaît l’implication de policiers et de militaires dans la disparition de civils pendant la « décennie noire ». Reste à savoircomment sera sanctionnée la responsabilité de l’État.

Publié le 11 avril 2005 Lecture : 4 minutes.

C’est sans doute le principal écueil qui attend le projet d’amnistie générale cher au président Abdelaziz Bouteflika : le dossier des disparus. Longtemps niée par les autorités algériennes, cette question a régulièrement alimenté la polémique autour de la gestion de l’insurrection islamiste par les services de sécurité. Polémique sur les chiffres, sur les commanditaires ainsi que sur l’existence d’escadrons de la mort dirigés par des personnalités du sérail.
Jeudi 31 mars, l’affaire revient sur le devant de l’actualité. Ce jour-là, Me Farouk Ksentini, président du Conseil national consultatif pour la promotion et la protection des droits de l’homme (CNCPPDH, une structure dépendant de la présidence de la République), a remis à Abdelaziz Bouteflika un rapport d’une cinquantaine de pages (voir l’interview). Conclusion : 6 146 Algériens ont disparu par le fait d’agents de l’État. La publication du document est du ressort de Bouteflika, mais, en attendant, l’auteur du rapport a fait quelques déclarations pour en dévoiler le contenu. En premier lieu, la notion de disparu s’inspire de la définition adoptée par les Nations unies : « Un disparu est une personne arrêtée, détenue, enlevée ou privée de sa liberté par des agents […] agissant pour leur propre compte ou avec le soutien, le consentement ou la résignation directe ou indirecte du gouvernement. »
C’est donc sur cette base qu’a travaillé le comité ad hoc installé par Bouteflika, en septembre 2003, et confié à Me Farouk Ksentini. Ce dernier affirme qu’il n’a pas dirigé une commission d’enquête, mais conduit un travail de réflexion pour trouver une solution à un problème humainement dramatique et politiquement dangereux. De prime abord, Ksentini exclut toute culpabilité des institutions de la République : l’État est responsable, mais pas coupable. Responsable, car il a été incapable d’assurer la protection de ses citoyens ; non coupable parce que les exécutions sommaires, la torture ou, au meilleur des cas, la mise au secret, ont été le fait d’initiatives individuelles et non institutionnelles.
Son argumentaire ? « Entre 1992 et 1998 [aucun cas de disparition n’a été recensé depuis l’accession de Bouteflika à la magistrature suprême en avril 1999, NDLR], les forces de sécurité ont procédé à plus de 500 000 arrestations, suivies d’interrogatoires et de traductions devant une juridiction. » Une manière de dire que le taux de disparition, à peine plus de 1,2 % des personnes interpellées, est infime si l’on se réfère au climat de guerre civile et à son lot de massacres collectifs.
Les suspicions qui pesaient sur l’armée à propos des massacres collectifs de villageois – à travers la question « qui tue qui ? » – ont toujours été alimentées par des cercles politiques proches de la mouvance du Front islamique du salut (FIS), lequel est le premier responsable de ce qu’on appelle désormais à Alger la « Tragédie nationale ». Avec ce rapport, c’est la première fois qu’une structure officielle reconnaît l’implication de policiers ou de militaires dans la disparition de citoyens qu’ils étaient censés protéger. Mais son principal mérite tient à la proportionnalité. De sources officielles, entre civils, islamistes armés et membres des services de sécurité, le bilan de la décennie noire s’établit autour de 150 000 morts. Si l’on s’en tient à ce rapport, l’État est directement responsable de 4 % du total des décès.
Est-ce une raison pour passer le dossier des disparitions par pertes et profits, si l’on ose dire, dans le cadre de l’amnistie générale qui se profile ? Les partisans de la réponse affirmative, parmi lesquels Me Farouk Ksentini, défendent l’idée du pardon. En revanche, les nombreuses associations de familles de disparus exigent d’abord la vérité, pour leur deuil, pour la justice, pour la réhabilitation des victimes (assimilées trop vite aux activités terroristes) avant de pardonner. Reste la polémique sur les chiffres.
La Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH) de Me Ali Yahia Abdennour, réputé proche du Front des forces socialistes (FFS de Hocine Aït Ahmed, opposant de toujours), recense 18 000 cas de disparition. Selon Somoud, une association des familles de disparus, dirigée par Ali Merabet, frère et fils de personnes kidnappées par un groupe terroriste, leur nombre est de 10 000, alors qu’il est de 8 000 pour SOS-Disparus de Fatma Yous. La contradiction entre ces chiffres trouve son explication dans la définition de la notion de disparus. Le chiffre de 18 000 évoqué par Ali Yahia Abdennour est la somme de ceux avancés par Somoud et de ceux de SOS-Disparus. La première organisation s’occupe de personnes disparues du fait des groupes armés, et la seconde des personnes n’ayant plus donné signe de vie après une interpellation par la police ou l’armée. Or le rapport de Me Ksentini ne s’intéresse qu’à cette dernière catégorie. Ali Merabet s’insurge contre le mépris dans lequel sont confinées les victimes du terrorisme : « Et nous alors, s’insurge-t-il, qui va nous aider à localiser les charniers, à identifier par ADN les ossements de nos proches pour que nous puissions faire enfin notre deuil ? »
Autre question en suspens : comment sanctionner la responsabilité de l’État ? Ksentini suggère l’indemnisation, une approche qu’approuvent 75 % des familles interviewées dans le cadre de la réalisation de son rapport. « Pas question, répondent les autres, nous ne pouvons pardonner avant que la vérité ne soit établie. » Les Algériens sont-ils prêts à pardonner les horreurs des GIA tout en refusant l’absolution de leur police et de leur armée ? « Un terroriste peut bénéficier de la mansuétude de l’État, mais pas ses agents, affirme un membre d’une association de disparus. Ils doivent être identifiés et sanctionnés. Il y va de la crédibilité des institutions et c’est un minimum pour l’État de droit. »
Il fut un temps où l’opinion algérienne pensait que le dossier des disparus finirait devant une juridiction internationale. Aujourd’hui, on se rend compte qu’il s’agit, avant tout, d’une bombe à retardement interne.

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