« Choc » ou « dialogue » des civilisations ?
Au cours des années 1990, parlant du nouvel ordre mondial qui s’instaurerait après la chute du communisme, un universitaire américain, Samuel Huntington, accéda à une notoriété mondiale avec un article publié dans Foreign Affairs en 1993 et un livre intitulé Le Choc des civilisations, paru en 1996. Il y développait l’idée d’un affrontement inévitable entre la civilisation occidentale et l’Islam ou la Chine, promis au rôle d’adversaires de l’Occident.
Président (nominal) d’un grand pays musulman (l’Iran), intellectuel de bon niveau, Seyyed Mohamed Khatami a répliqué en lançant, depuis Téhéran en 1999, puis dans le cadre des Nations unies en 2001, le dialogue entre les civilisations. Il a multiplié les rencontres, séminaires et conférences pour populariser ce concept, sans parvenir, en sept ans, à y intéresser un grand public.
Mardi 5 avril, dans la capitale française, s’est tenue, à la maison de l’Unesco, une nouvelle conférence sur « Le dialogue entre les civilisations, les cultures et les peuples ». À quelques semaines de la fin de son second et dernier mandat de président de l’Iran, Khatami y a fait ses adieux à la communauté internationale et a promis de continuer son combat pour le dialogue entre les nations, mais à titre privé.
J’ai assisté à cette conférence par simple devoir et je m’attendais à entendre des propos classiques et convenus. Il y en a eu beaucoup, mais, dans le discours-conférence de l’un des deux principaux orateurs, j’ai trouvé l’esquisse de l’esquisse d’une doctrine pour les pays du Sud, et singulièrement pour le monde islamique.
Qualifié de « personnalité d’envergure mondiale » par Koïchiro Matsuura, directeur général de l’Unesco, l’auteur de cette esquisse de doctrine a égrené les observations et réflexions que lui inspire le thème de choc ou dialogue des civilisations.
Je vous en soumets quelques-unes.
– Le dialogue des civilisations est l’un des moteurs du progrès. Il permet la diffusion des innovations produites dans le cadre de chacune d’entre elles. Il est un vecteur de perfectibilité du genre humain dans son ensemble.
Nous assistons cependant à la montée en puissance d’un discours et de pratiques qui tendent à accréditer la thèse d’un « clash » entre la civilisation occidentale et d’autres civilisations, en particulier la civilisation musulmane.
La théorisation du choc des civilisations est aussi saugrenue qu’est meurtrier le terrorisme millénariste anti-occidental, massivement rejeté par les peuples et les États du monde musulman.
– Le terrorisme n’est pas inscrit dans la matrice de la civilisation musulmane. Cette forme d’expression politique brutale, exécrable à coup sûr, n’est l’apanage d’aucune civilisation, mais le lot commun de toutes les civilisations, de tous les peuples, à certains tournants de leur histoire.
La vague de terrorisme que certaines parties du monde musulman ont connue doit être prise et combattue pour ce qu’elle est : une perversion, une « obviation » provisoire des valeurs centrales de la civilisation musulmane par des groupes structurellement marginaux.
L’idée que les peuples et les États qui appartiennent au champ de la civilisation islamique menaceraient l’Occident, se prépareraient à lui faire la guerre, ou l’auraient déjà commencée par groupes terroristes interposés est, au mieux, une fausse représentation, au pis, une absurdité mystifiante délibérée.
L’existence de l’Occident ne dérange en rien le musulman. Elle le conforte, au contraire, dans sa croyance religieuse en une diversité irréductible du genre humain voulue par le Créateur.
– La lutte contre le terrorisme ne peut être efficace que sur la base d’une stratégie de neutralisation et d’isolement des groupes terroristes. Un énorme travail doit être accompli sur les terrains politique, économique et culturel, tant il est vrai que le terrorisme, pour exécrable qu’il soit, est toujours et partout l’expression exacerbée d’un malaise social et civilisationnel.
Une alliance des civilisations des deux rives de la Méditerranée pourrait se donner pour objectif d’isoler le terrorisme en le définissant avec précision et en le différenciant clairement de la violence légitime des peuples en lutte pour recouvrer leurs droits nationaux.
– Certains pays développés ont mis au goût du jour le principe d’intervention d’humanité sous la forme de droit d’ingérence humanitaire, en vertu duquel les pays occidentaux décident d’intervenir, en dehors de toute légalité internationale, dans les affaires intérieures des pays du Sud. Ils s’érigent ainsi à la fois comme juges et parties et sont seuls à apprécier la situation qui motive officiellement leur intervention. Ils sont les seuls à décider de l’opportunité de celle-ci et des moyens à mettre en oeuvre.
J’estime que le droit d’ingérence est totalement antinomique avec le principe même de dialogue entre les pays du Nord et ceux du Sud.
– Un dialogue entre les cultures et les civilisations humaines suppose, comme condition sine qua non, la paix et la renonciation au recours à la force, le dialogue comme instrument de connaissance de l’autre et de rapprochement des êtres humains. Autrement dit, point de paix sans dialogue et point de dialogue sans paix.
Le dialogue suppose également que la partie de l’Occident qui cherche à changer le monde, par la puissance que lui procurent ses avancées technologiques et scientifiques, révise cette thèse, une thèse que les pays économiquement et matériellement en retard, mais qui n’en sont pas moins dépositaires d’une partie de ce qui constitue le patrimoine commun de l’humanité, perçoivent comme une arrogance du puissant sur le faible et une injure au génie du genre humain.
Aucune civilisation, l’occidentale pas plus que les autres, et en dépit de son avance scientifique et technologique, ne détient seule les clés de l’universel, n’est la civilisation, encore moins « la civilisation mondiale ».
La renaissance d’autres civilisations, en particulier la chinoise, l’hindouiste et la musulmane, doit être acceptée sans traumatisme par l’imaginaire occidental.
– La société musulmane n’a pas résolu la question fondamentale du renouveau dans l’authenticité. Car elle a besoin de se prémunir tout à la fois d’un passé sans avenir et d’une modernité sans racines, comme le disait Jacques Berque.
Il est urgent pour le monde musulman de réfléchir sérieusement à l’impérieuse nécessité de lever certains tabous qui continuent d’ankyloser la pensée musulmane. Il s’agit de permettre à l’esprit créateur et inventif de l’homme musulman de faire reculer la sphère de « l’impensé » pour renouveler sa pensée sans mimétisme et sans reniement de soi.
L’auteur de ces pensées est Abdelaziz Bouteflika, président de la République algérienne. Je les ai extraites de son discours-conférence, et résumées ou contractées, pour vous en donner une idée.
J’espère que vous en aurez conclu, comme moi, qu’il s’agit bien de l’esquisse d’une esquisse de doctrine en réponse, en particulier, à celle des islamistes, d’une part, et à celle formulée par les néoconservateurs américains, d’autre part.
La doctrine dont doit se doter le Sud de notre planète, dont les pays tendent à se rapprocher les uns des autres pour constituer, non plus le Tiers Monde, disparu avec le camp soviétique, mais un deuxième monde, cette doctrine reste à élaborer.
Il faudra ensuite la populariser et y faire adhérer les peuples de ce deuxième monde.
Immense chantier.
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