Makenzy Orcel et Jean d’Amérique, les frères-volcans de la littérature haïtienne
Poètes et romanciers haïtiens, Makenzy Orcel et Jean d’Amérique sont aussi amis. Le second a dédicacé son premier roman, « Soleil à coudre », au premier, son « frère-volcan », qui publie « L’Empereur ».
Le lien entre les auteurs Makenzy Orcel et Jean d’Amérique se retrouve en partie dans leurs œuvres. Soleil à coudre et L’Empereur sont des déflagrations littéraires qui explorent et explosent des thèmes communs : les jeux de pouvoir, le crime, la corruption, la violence mais aussi la passion, la force de vie qui animent les protagonistes malgré les épreuves.
D’un joug à l’autre
Si les sujets se parlent, les dispositifs narratifs sont différents. Dans L’Empereur, sixième roman de Makenzy Orcel, né en 1983, tout est joué d’avance. Un homme attend dans une chambre d’hôtel que la police vienne l’arrêter. La tension naît de la question de savoir qui a été tué et dans quelles circonstances.
Le narrateur déroule son parcours d’un joug à l’autre. Il a grandi dans un village sous l’emprise tyrannique d’un gourou vaudou. Puis, parti à Port-au-Prince, il y est devenu livreur de journaux dans une équipe écrasée par le sadisme de son directeur.
Il s’est révolté en donnant le coup de grâce
« Le narrateur est un enfant ramassé qui a grandi dans un lakou [grappes de maisons entourant une cour centrale, typiques des milieux ruraux en Haïti, NDLR] sous le joug d’un faux chef spirituel d’une dictature menée contre cette bande de moutons dont il faisait partie, explique Makenzy Orcel. Il a eu une enfance douloureuse, il a grandi dans une grande solitude, plus tard sa vie à Port-au-Prince apparaît comme une continuité naturelle de ce passé qu’il fuit… Il s’est révolté en donnant le coup de grâce parce qu’il sait qu’il n’atteindra jamais une tranquillité d’âme, le sort des gens comme lui est scellé… Sa chute, ainsi que celle de toute une société, se révèle aussi inévitable à cause de l’absence de l’État, le silence des dieux… Une tragédie humaine. »
Vide abyssal
Dans Antigone, Jean Anouilh distingue la tragédie, où « on sait qu’il n’y a plus d’espoir » du drame, où « on se débat parce qu’on espère en sortir ». Dans Soleil à coudre, de Jean d’Amérique, né en 1994, flotte l’incertitude du drame. Tête Fêlée est une jeune fille qui a grandi dans la misère d’un bidonville. Un jour, son professeur la viole. Or cet homme est aussi le père de Silence, sa camarade de classe, dont elle est amoureuse. Elle se venge en le tuant et, le jour de son enterrement, elle vit un moment charnel passionné avec Silence.
Le nœud du drame réside dans l’enchevêtrement entre son amour pour Silence et le rêve de celle-ci de tuer le meurtrier de son père. Son destin lui échappe. « Tête Fêlée, comme d’autres personnages, traverse des moments assez sombres, détaille Jean D’Amérique. Elle chemine dans un vide abyssal, et le seul espace où la vie est possible, elle le vit avec une intensité explosive. On voit bien que dans cette quête impossible, rien que l’idée de cet amour qui lui reste la tient encore en vie. »
Tête Fêlée est piégée dans une spirale infernale
Bien avant ce meurtre déclencheur, le destin de Tête Fêlée s’est forgé dans le tumulte. Sa mère est une prostituée et son géniteur a disparu dans des circonstances troubles. Dans sa drôle de famille recomposée, « Papa », qui n’est pas son père biologique, est au service de l’Ange du Métal, un bandit impitoyable.
« Tête Fêlée se dessine dans une atmosphère assez complexe, qui échappe à la binarité, au jeu démon-ange. Son apprentissage de la vie se fait dans la violence. Dans cette perspective, la violence n’est peut-être même pas une pulsion chez elle, son parcours nous montre qu’elle est piégée dans une spirale infernale où elle se bat pour vivre, pour exister, et cela passe autant par l’amour que par la violence. Si on prend en compte sa situation de vie, il n’y a pas vraiment d’incohérence dans le fait que la main qui porte l’arme soit celle qui tisse de la tendresse… »
Une littérature des invisibles
Chez les deux auteurs, les personnages n’ont pas de noms propres. Des noms communs, des expressions les caractérisent. Chez Makenzy Orcel, on retrouve l’Empereur, l’Étranger, le Très Vieux Mouton, le Collègue instruit… Un choix qui se retrouve dans toute sa bibliographie.
« Le nom, le visage renvoie à un aspect de l’identité, à la notion de filiation, une famille, une image sociale. Sa valeur existentielle tient du parcours de vie. Des Immortelles à L’Empereur, en passant par Les Latrines ou L’Ombre animale, j’ai toujours mis en avant dans ma démarche littéraire les sans-noms, les sans-visages, les invisibles de la société, bref des personnages écrasés par l’Histoire et leurs conditions sociales. Des figures qui pourraient être n’importe quelles autres, car porteuses ou pétries de profondeurs qui ne sont pas des spécificités haïtiennes. »
Souvent ces noms sont un reflet qui révèle une part des personnages
De même, chez Jean d’Amérique, Tête Fêlée côtoie Papa, l’Ange du Métal, Silence, Fleur d’Orange, le Politicien dont le cul est fabriqué pour toutes les chaises… « J’ai essayé d’aller au bout de la démarche de création des personnages, en leur donnant des noms que d’autres n’ont pas souillés dans une vie antérieure. Peut-être aussi pour leur montrer que je m’intéresse vraiment à eux, qu’il ne suffit pas de rendre leurs histoires publiques mais qu’il faut aussi les aider à exister réellement, comme entités. Souvent ces noms sont un reflet qui révèle une part des personnages, parfois la petite étincelle qui leur reste dans cet univers ténébreux où ils évoluent. En tout cas, au-delà de la manière de narrer leurs vies, je voulais habiller leurs noms d’un peu de poésie. »
Le sang lucide du poème
La poésie est la grammaire commune des deux auteurs. Leurs récits sont sublimés par la forme. Leurs plumes font scintiller les ténèbres qu’ils visitent. Makenzy Orcel raconte ainsi : « La poésie me permet de revenir à la langue, d’explorer ses nouveaux territoires, remonter le plus loin possible, imprimer et multiplier les profondeurs de ce que je raconte dans un roman par exemple. La poésie est inhérente à tout processus de création. Elle pose une lumière neuve sur les choses et les êtres. »
Et Jean d’Amérique d’affirmer : « Je voulais creuser l’espace pour déployer des vies au long cours, et il me fallait trouver une langue vierge pour composer ce chant. Pour moi, un roman est un corps qui ne tient pas debout sans la colonne vertébrale de la poésie, un cœur qui respire mal sans le sang lucide du poème. »
Tous les personnages portent les cicatrices de la violence de l’Histoire et du pouvoir
En plus de parler de la condition humaine à travers les portraits d’individus, les deux écrivains mettent en lumière une condition sociale marquée par des jeux de pouvoir, à la source des autres maux. Pour reprendre les termes de Makenzy Orcel : « Ici, le pouvoir – politique, économique ou religieux – oppresse pour asseoir sa légitimité et sa vision. Il est aux antipodes des aspirations du peuple, des plus faibles en tout cas. Cette oppression va jusqu’à légitimer la violence faite aux individus, ses abus, le non-respect des engagements et des principes éthiques. Le pouvoir écrase tout sur son passage. Son rêve : être le seul et l’unique à avoir la capacité ou la possibilité d’agir, d’exister, et pour y parvenir il est prêt à cracher sur les règles qu’il a lui-même édictées… À travers les figures de L’Empereur et du patron est donnée à voir une idée de cette injustice. Tous les personnages de mes romans portent les cicatrices de la violence de l’Histoire et du pouvoir. »
Des bas-fonds de Port-au-Prince aux lumières de Paris
Si L’Empereur et Soleil à coudre sont ancrés en Haïti, la pauvreté, le crime, la corruption, la violence dont il est question dépassent les frontières du pays. Ainsi, « j’ai écrit Soleil à coudre depuis les entrailles profondes d’Haïti, nous dit Jean d’Amérique, mais je n’ai jamais envisagé ce pays comme un petit coin séparé du monde. Ce n’est pas loin de l’humanité. En prenant pour matière ces lieux enfouis dans les plaies, ces mondes désolés, déchirés, c’est de l’expérience humaine que je tente de rendre compte. Ce qui se passe dans un petit corridor dans un bidonville des bas-fonds de Port-au-Prince dit autant sur le monde que les lumières de Paris, par exemple. »
Aucun pays n’est maudit
Un écho universel que l’on retrouve aussi chez Makenzy Orcel : « Je fais mes romans avec la colère, la peur, l’angoisse, le rêve, le réel du monde. De ce côté-là je n’invente pas grand-chose. Néanmoins tout ça se déploie dans une langue qui claque, danse, rappe, récuse la facilité. Si les mots pauvreté, corruption, criminalité, etc., sont le lot de l’actualité haïtienne, ils ne constituent pas son cœur, son rêve. Aucun pays ne préfère l’anarchie à la relation, la cohésion, n’est maudit. Les pays vivent et subissent leur histoire, ce qu’on a fait d’eux. »
Si les deux auteurs ont des points communs, ils ne se revendiquent d’aucune famille littéraire. « Je ne fais partie d’aucune meute » affirme Makenzy Orcel, qui affiche son ambition : « Je cherche la lumière dans l’ombre. » De même que Jean d’Amérique : « Je me nourris d’univers très variés et pas seulement haïtien. Je m’inscris dans une quête perpétuelle de renouvellement dans mon travail, c’est le plus important pour moi. »
« Une histoire d’amitié lumineuse »
Toutefois, les deux se reconnaissent une amitié fraternelle. Jean d’Amérique nous décrit sa rencontre avec Makenzy Orcel, précédée par la découverte de sa plume : « Dans une petite bibliothèque à côté de mon lycée, à Port-au-Prince, je suis tombé sur La Douleur de l’étreinte, premier recueil de poésie de Makenzy Orcel, il y a eu là un appel, et j’ai suivi cette voix de feu à travers d’autres livres. D’autre part, c’était un bel exemple pour moi qui viens des quartiers populaires et qui voulais devenir écrivain, parce qu’il fait partie de cette génération qui a contredit une tradition longtemps à l’œuvre en Haïti : les écrivains étaient essentiellement issus de la classe aisée. Nous nous sommes rencontrés un peu plus tard, il m’a tout de suite accueilli en frère et depuis, on chemine ensemble. Il m’a vu grandir, m’a aussi aidé à grandir. Bref, une histoire d’amitié lumineuse à laquelle j’adresse le fait d’avoir pu aboutir ce roman. »
Jean d’Amérique est une galaxie en gestation dont les fluctuations embrassent la poésie, le slam, le théâtre
Makenzy Orcel confirme cette relation forte, qui dépasse le simple cadre de la littérature : « Jean d’Amérique est une galaxie en gestation dont les fluctuations embrassent la poésie, le slam, le théâtre, et maintenant le roman. En témoigne son écriture courageusement ciselée, c’est un amoureux patient du travail. Au-delà du bastion de la fraternité et de la solidarité qu’est la littérature, Jean et moi venons du même pays, de la même mémoire, du même imaginaire. Son livre est une immersion dans ces impossibles. »
L’Empereur, de Makenzy Orcel, et Soleil à coudre, de Jean d’Amérique, font résonner des voix poétiques, puissantes. Et originales. S’il est tentant de rapprocher les « frères-volcans » à travers quelques traits communs, nous insisterons plutôt sur le second terme de l’expression : comme des volcans, leurs éruptions poétiques font couler une lave dont les braises enflamment les pages. Leur souffle est un poinçon qui marque les imaginaires du sceau d’une littérature de feu.
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