Agences sous surveillance

Sur la sellette depuis le scandale Enron, les sociétés de notation sont désormais plus promptes à dégrader les entreprises.

Publié le 12 avril 2005 Lecture : 5 minutes.

Les fleurons de Wall Street n’ont plus la cote. Soupçonné d’avoir gonflé ses fonds propres de 1,7 milliard de dollars, l’assureur américain AIG, numéro un mondial, vient de perdre son triple A, la note de crédit maximale. Le 5 avril, un mois après avoir été rétrogradé par Standard & Poors (S&P) et Fitch, General Motors a vu sa dette obligataire* dégradée par Moody’s en raison du niveau inquiétant de ses engagements de retraite. Et risque une éventuelle dégradation au statut de « Junk Bond » (obligation pourrie), la catégorie spéculative interdite à la plupart des investisseurs.
Agréées par la Securities and Exchange Commission (SEC), gendarme de la Bourse américaine, S&P, Moody’s et Fitch notent le risque de défaut des entreprises ou des États, c’est-à-dire leur capacité à honorer le remboursement du principal et des intérêts de leur dette (emprunts obligataires ou titrisation). Leur notation détermine l’accès de l’entreprise aux marchés de capitaux et le taux d’intérêt auquel elle emprunte. Sur la sellette depuis décembre 2001 pour n’avoir pas anticipé la faillite d’Enron, les trois agences n’en partagent pas moins un monopole de fait et qui n’est pas du goût de tous. « Criminels ! Voyous ! » Sean Egan, le président d’Egan Jones Ratings, une agence de notation indépendante, tempête contre les trois poids lourds : la SEC lui a refusé son agrément. Pourtant, Egan Jones a été la seule agence à avoir dégradé la note d’Enron et de Worldcom avant leur chute.
À la décharge des agences, elles travaillent à partir de documents comptables audités réputés fiables. Un faux certificat de dépôt n’avait-il pas suffi au groupe agroalimentaire italien Parmalat pour gonfler ses actifs de 4 milliards de dollars ? Les agences ne vérifient ni ne certifient ces informations. Elles ne peuvent donc déceler de fraudes comptables. D’ailleurs, ni l’enquête de la SEC, ni les auditions du Sénat américain, ni le rapport de l’Autorité des marchés financiers (AMF), publié en janvier en France, n’ont révélé de comportement fautif. Rien à voir donc avec le scandale des banques d’affaires américaines, condamnées collectivement en 2003 par la SEC à une amende de 1,4 milliard de dollars pour leurs recommandations boursières biaisées.
Éclaboussées par l’affaire Enron, les agences se sont montrées depuis beaucoup plus sévères. Plus du quart des notes des émetteurs ont été révisées lors de la déprime de 2001. Le plus souvent à la baisse, comme celles de Vivendi et d’Alcatel, dont le président avait alors accusé les agences de se comporter en « pompiers pyromanes sans contre-pouvoirs ». Abaissement de la notation, recul du cours de l’action, hausse du coût de financement : la société entre dans un cercle vicieux. À l’instar de France Télécom, qui, en juin 2002, à la suite de sa dégradation, n’a pu se refinancer sur le marché obligataire. Seule l’intervention de l’État français lui a évité le dépôt de bilan. De même, si la dette de General Motors, de l’ordre de 100 milliards de dollars, était dégradée au rang de « Junk Bond », la plupart des investisseurs seraient contraints de se débarrasser des obligations du constructeur en les vendant.
Le processus peut être aggravé par le rajout, dans certains contrats de prêts bancaires classiques, de clauses de notation (« Rating Triggers ») aux termes desquelles les banques peuvent exiger le remboursement anticipé du crédit consenti à toute entreprise dont la note est dégradée. Ce fut le cas de Vivendi, qui échappa de peu à la faillite en 2002. Mais les agences refusent d’endosser la responsabilité des conséquences de leur notation. Leur rôle se limite à évaluer la probabilité de défaut de l’entreprise, une évaluation fiable d’après les études à long terme.
Nombre d’analystes dénoncent également le risque de conflit d’intérêts lié au mode de rémunération des agences, payées par les sociétés qui sollicitent une notation et non par les investisseurs qui l’utilisent. Balayant ce soupçon, les agences rétorquent qu’aucun client ne représente plus de 1 % de leur chiffre d’affaires, la rémunération étant plafonnée à quelque 300 000 euros par note. Rien de comparable avec les honoraires de 50 millions de dollars facturés par Arthur Andersen, la société de conseil, à Enron. Le retour au système antérieur de rémunération, avec la facturation de la notation aux investisseurs sous forme d’abonnements plutôt qu’aux entreprises serait contraire au principe d’égalité de l’information. Autre source de conflit d’intérêt, le développement par les agences des activités de conseil qu’elles entendent gérer séparément : « Rating Assessment Service » pour Moody’s et « Risk Solutions » pour S&P.
Mais le reproche de fond concerne leur quasi-monopole de fait : trois agences se partagent le marché de la notation. Depuis 1975, date de la mise en place de la procédure d’agrément par la SEC, le développement des marchés obligataires a été spectaculaire. S&P, le numéro un mondial, note plus de 30 000 milliards de dollars de dettes, soit trois fois le PIB des États-Unis. La plupart des 40 000 emprunteurs sont notés par au moins deux, voire les trois membres de la troïka. De ce fait, il n’y a pas de compétition sur les prix, d’où une rentabilité élevée. En témoigne la marge d’exploitation de 41 % de S&P pour un chiffre d’affaires de 2 055 milliards de dollars en 2004. La division du groupe McGraw-Hill, qui compte 5 300 employés, notait déjà, en 1909, les compagnies de chemin de fer américaines. Moody’s, l’agence la plus rentable, a dégagé une marge d’exploitation de 54 % pour un chiffre d’affaires de 1 438 milliards de dollars en 2004. Introduite en Bourse en 2000 par Dun & Bradstreet, Moody’s emploie 2 300 personnes. Le challenger, Fitch Ratings, qui emploie 1 600 personnes, a été racheté en 1997 par le groupe français Fimalac, qui l’a fusionné avec IBCA, avant de lui adjoindre Duff & Phelps. Chiffre d’affaires : 511 millions de dollars en 2004.
Historiquement, la SEC n’a accordé son statut de NRSO (National Recognized Statistical Rating Agency) qu’à ces trois agences. Sous la pression, la SEC a agréé la canadienne Dominion Bond Rating en 2003 et AM Best, l’agence de notation du secteur des assurances, en mars 2005. Dépourvus de l’agrément, une centaine d’acteurs indépendants cohabitent, l’activité de notation étant libre. Deux agences japonaises se distinguent : Japan Credit Rating et RCI. Mais les majors sont à l’affût. Fitch a racheté Maghreb Rating, et S&P vient de lancer une offre d’achat sur Crisil en Inde.
En dépit de l’imperfection du système, les agences devraient continuer à échapper à tout contrôle. Dans un rapport publié le 28 mars, le CESR, qui regroupe les régulateurs européens, s’oppose à toute réglementation, tout comme ses homologues anglo-saxons. Les autorités de tutelle préconisent plutôt l’autorégulation. Rien ne devrait donc troubler la domination sans partage de la troïka S&P, Moody’s et Fitch. D’autant que la sophistication croissante des financements de marché rend ces spécialistes incontournables.

* Obligation : titre de dette coté par un emprunteur donnant droit à la perception d’intérêts.

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