Sakina M’Sa

Longtemps, elle a exprimé sa révolte à travers les vêtements. À 35 ans, la styliste comorienne a fini par se tailler une place dans la haute couture parisienne.

Publié le 11 février 2008 Lecture : 5 minutes.

Ce petit bout de femme de 1,51 m, toute de sourires vêtue, semble naturellement dominer son monde. Comme le faisait naguère, du haut de son 1,82 m, son grand-père comorien en lui indiquant « d’un geste » la marche à suivre. De son océan Indien natal, Sakina M’Sa, trente-cinq printemps cette année, garde avant tout le souvenir de ce grand-père-là. Mais elle se souvient aussi de la pluie. Quand elle y est retournée, en 2000, il pleuvait des cordes. Une chance. Car les huiles de bourrache et d’onagre, le bois de santal avec lequel on fabrique les masques de beauté, sans parler de la terre elle-même, se sont mis à dégager leurs effluves envahissants. Elle en avait besoin pour continuer à rêver. Aujourd’hui encore, elle enfouit dans la terre des morceaux de tissu aux quatre coins de la planète, pour les exhumer ensuite, gorgés d’odeurs et de couleurs. Cela l’inspire, dit-elle.?

Magicienne du textile
Quand sa famille quitte les Comores et s’installe à Marseille, Sakina a 7 ans. Son père est boucher, sa mère fait des ménages. La fillette passe le plus clair de son temps à crayonner dans son coin. Trente ans après, ses parents n’ont toujours pas compris pourquoi, à l’époque, faute de machine à coudre à la maison, elle chapardait une agrafeuse pour stopper un ourlet ou rapiécer un cotillon avec des chutes de molleton. La styliste perçait déjà sous la couturière, mais personne n’y voyait rien. Sauf peut-être la costumière Geneviève Sevin-Doering, directrice d’une école de mode marseillaise où Sakina finit par atterrir à l’âge de 15 ans.
La costumière devine rapidement que cette boule de nerfs a la passion de la création. C’est la toute fin de l’époque punk et Sakina adore ce style musical et vestimentaire. Elle en a conservé une manière bien à elle de cisailler en tous sens les couleurs et les tissus. De métamorphoser les guenilles. De torturer la toile cirée comme les fanfreluches. Son truc, c’est l’alliage des contraires. Cette styliste en devenir est déjà une magicienne du textile.
Maryline Vigouroux, alors femme du maire de Marseille et future patronne de l’Institut supérieur de la mode (dans cette même ville), ne s’y trompe pas, lors d’un défilé organisé dans l’école de Sakina. Mi-séductrice mi-opportuniste, la jeune Comorienne capte son attention. La voilà propulsée au firmament des couleurs, des textures et des formes. Là où, bien plus tard, elle trouvera son paradis : la haute couture.

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D’Agnès B à Baudrillard
Mais à la différence des grands, qui ont tendance à s’agiter en circuit fermé dans les beaux quartiers de Paris, elle choisit délibérément le 18e arrondissement. « La Goutte d’Or, dit-elle, c’est mon ancrage, mon territoire. Je suis passée des murs graffés de Bagnolet à la rue des Gardes avec ce même sentiment d’être dans l’altérité totale. Vous connaissez cette définition de Baudrillard ? L’altérité, c’est ce qui fait que personne ne peut se faire rire en se chatouillant soi-même. Eh bien, moi, j’éprouve le plaisir d’exister de la même manière. Ici, j’ai pignon sur rue et les gens me comblent. » Isabel Marant, sa copine styliste, s’ébaubit. Agnès B la salue bien bas. Comment s’étonner que le sociologue et philosophe Jean Baudrillard se soit, à son tour, laissé séduire (même si elle fut d’abord repérée par Marine, son épouse) ? Ils sont devenus amis. Jusqu’à sa dernière heure, elle est restée la confidente de l’auteur du Système des objets.
Apparemment, Bertrand Delanoë a pris le relais. Depuis qu’elle a exposé, deux ans de suite, ses collections au Petit Palais, le maire (socialiste) de Paris ne jure que par elle. Il voit en Sakina le symbole de ce que sa ville est capable d’enfanter : une jeunesse métissée, incandescente mais généreuse Des jeunes créateurs bourrés de talent, mais accessibles Une mode ultraféminine mais qui n’hésite pas à afficher une dimension populaire
La Redoute, le géant de la vente par correspondance, commercialise quatre de ses modèles, grâce auxquels il réalise un chiffre d’affaires de 300 000 euros. Parallèlement, Sakina a créé un atelier de couture « populaire » pour favoriser l’insertion professionnelle de femmes « qui en veulent ». L’opération est un franc succès.
Elle est tellement accrochée à cette « part d’humanité » qu’elle voudrait la voir s’incarner dans chacune de ses créations. « Derrière chaque étiquette, j’inscris la date de naissance du vêtement, explique-t-elle. Car chaque habit a une histoire qui le transforme en objet intime. Quelle que soit la femme qui le porte. Par ailleurs, à côté de mes deux collections annuelles, je vais, avec les jeunes de la Goutte d’Or, lancer un programme baptisé Décollons l’étiquette . À partir de chutes et de matériaux de récupération, nous allons nous faire plaisir en inventant des formes plus en phase avec leur génération. Et puis, avec les femmes, on crée cette année une ligne nommée Daika, financièrement plus accessible. »

« Le salaire de mon père ! »
En mai 2002, lors d’un défilé aux Galeries Lafayette de Berlin où elle figurait au côté de Vivienne Westwood, elle a découvert avec effarement que ses manteaux étaient vendus 700 euros pièce : « Le salaire de mon père ! » Elle ne s’en est pas encore tout à fait remise
La gloire est aujourd’hui en train de la rattraper. L’an dernier, la Fédération française du prêt-à-porter l’a récompensée pour sa capacité entrepreneuriale. En novembre de la même année, elle a décroché le Grand prix de la création de la ville de Paris. Et, le 24 janvier dernier, elle a reçu le 1er prix du Trophée Version femina. Bref, elle assure ses arrières et garde les pieds sur terre. La terre, cette vieille obsession
Pourtant, l’univers de la « Comorienne marseillaise de la Goutte d’Or » ne se limite pas au ballet des épingles, des patrons kraft et des cotons indiens. Elle cultive aussi le goût des mots. En août 2007, à l’occasion de l’exposition « L’Étoffe des héroïnes », au Petit Palais, elle a publié aux éditions Filigranes un recueil de poèmes. Stagiaires, élus locaux, salariés et consurs ont ainsi découvert qu’elle était aussi habile à jongler avec les rimes qu’avec les ciseaux.
Groupie des cinéastes Jim Jarmusch et David Lynch, Sakina M’Sa rêve tout haut d’un monde où « les hommes et les femmes ne chercheraient qu’à donner le meilleur d’eux-mêmes ». D’une société où l’amour des autres ne serait pas feint, calculé. Pas dupe, elle sait qu’elle est en permanence exposée au risque de céder à la facilité. Et c’est à ce risque qu’elle se confronte quotidiennement. Dans le secret de l’écriture.

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