La bataille de N’Djamena
Battue par les rebelles à Massaguet, l’armée de Déby Itno a résisté près du Palais, en pleine ville. Voici le récit exclusif des violents combats qui ont fait plus de 160 morts et un millier de blessés.
Mercredi 30 janvier
le serment
« Je sais qu’il y a en ville un marché qui s’appelle Hissein-a-fui. Je ne veux pas qu’un jour on aille faire ses courses au marché Idriss-a-fui », lâche Idriss Déby Itno, le jour de la chute d’Oum Hadjer, à 550 km de N’Djamena. Depuis deux jours, des colonnes rebelles venues du Soudan sont entrées au Tchad. Les renseignements de l’aviation française sont inquiétants. Les rebelles sont très nombreux. Trois cents véhicules. Donc au moins trois mille hommes. Surtout, ils sont très déterminés. Abéché, la grande ville de l’Est, ne les intéresse même pas. Ils l’ont contournée par le sud. L’objectif est clair : N’Djamena. Le 30 à midi, le président tchadien annule à la dernière minute son départ pour le sommet de l’Union africaine (UA) à Addis-Abeba. Il est résolu à se battre. Plutôt mourir que partir.
Jeudi 31 janvier
La veillée d’armes
Les rebelles sont maintenant à Ati, à 400 km de la capitale. À leur arrivée, tous les représentants de l’État ont fui. Les colonnes de tout-terrain avancent très vite. Rien ne semble pouvoir les arrêter. L’armée française les observe du ciel, avec deux avions Bréguet Atlantique et un satellite, Hélios. Mais ils progressent de nuit ou par petits groupes. Ils sont très difficiles à repérer.
À N’Djamena, on sait que la bataille est inévitable le lendemain. Déby Itno rassemble ses forces. Le problème, c’est qu’il n’a pas le temps de faire revenir les troupes de l’Est sur la capitale. Dans un combat en terrain découvert, il risque d’être submergé. Il choisit pourtant d’aller à la rencontre de l’ennemi. Le combat se déroulera à Massaguet, à 80 km au nord de N’Djamena.
À Paris, le Quai d’Orsay s’organise. « Il faut tirer un coup de semonce au-devant des rebelles, comme il y a deux ans », plaident des conseillers de Bernard Kouchner. En fin de matinée, Nicolas Sarkozy convoque une première réunion de crise à l’Élysée. « Faut-il un coup de semonce ? » demande-t-il. « Ce serait mal vu par nos partenaires européens d’Eufor. Et en plus, à l’époque, ça n’avait servi à rien », lance un conseiller. Sarkozy acquiesce.
Vendredi 1er février
Massaguet tombe, Paris s’affole
Parti à l’aube avec 250 véhicules, le « comchef » Déby Itno tente de détruire une colonne rebelle au nord de Massaguet. La première bataille tourne à son avantage. « Nous avons détruit la colonne des mercenaires », clame à la radio le ministre de l’Intérieur et de la Sécurité publique, Ahmat Mahamat Bachir. Mais, en retournant vers le sud, il tombe nez à nez avec une seconde colonne rebelle. Les combats sont très rapprochés. Le chef d’état-major, le général Daoud Soumaïn, est tué. Déby Itno tente des manuvres d’évitement mais, à chaque fois, il se heurte à une nouvelle force rebelle. Comme si ses adversaires connaissaient tous ses déplacements. En fin de matinée, la situation devient critique. Sa garde rapprochée et son véhicule radio sont menacés. Son opérateur radio est tué. Il s’aperçoit alors que quelqu’un a indiqué aux rebelles la fréquence sur laquelle il communique avec ses troupes. Trahison.
A-t-il failli être capturé ? « Oui. Nous avons détruit tous les véhicules de sa garde. Mais il a rusé. Il est monté à bord d’un véhicule administratif, un double-cabine blanc. Et les enfants n’y ont pas fait attention », dit aujourd’hui l’un de ses adversaires, Timane Erdimi. « Totalement faux. C’est de l’intoxication », réplique la présidence. En tout cas, la menace a été assez sérieuse pour que ses officiers lui recommandent de décrocher. À midi, Déby Itno rentre à N’Djamena.
À partir de là, tout s’emballe. Paris comprend que Massaguet va tomber. La route de la capitale sera donc ouverte. En fin de matinée, le Quai d’Orsay appelle les deux principaux chefs rebelles, Mahamat Nouri et Timane Erdimi, pour s’assurer qu’en cas de victoire ils ne toucheront pas aux ressortissants français. « Pas de problème », répondent les deux Tchadiens. « Non seulement nous ne toucherons à aucun cheveu français, mais nous vous demandons de sécuriser pour nous la Présidence et la Banque centrale, le temps que nous arrivions. »
Dans l’après-midi, Déby Itno remonte au front avec seulement soixante-dix véhicules. Les autres ont été détruits ou leurs servants ont tout simplement déserté. En face, les rebelles lui opposent cent cinquante pick-up. L’ANT (Armée nationale tchadienne) est submergée. Le soir, de retour dans la capitale, il réunit son état-major au Palais. Silence de plomb, têtes d’enterrement. « Gardez confiance. Nous sommes assez organisés pour tenir dans N’Djamena. J’attends des renforts de l’est, et du soutien de Kadhafi et Bongo. » Après la réunion, un dignitaire du régime, les larmes aux yeux, lâche : « Je sais que je vais mourir demain. »
Dans la soirée, nouvelle réunion de crise à Paris autour de Sarkozy. Les rapports de l’armée française sont alarmants. À minuit, la décision est prise d’évacuer les expatriés.
Samedi 2 février
Chars contre pick-up à N’Djamena, mariage à l’Élysée
Au lever du jour, les rebelles entrent en ville. Ils arrivent par l’avenue Nimeiri, au nord, et le carrefour de la route de Kousséri, au sud-est. La rumeur enfle : « Déby a fui le Palais. Il a demandé asile au Cameroun. » Au passage des pick-up de la rébellion, beaucoup de N’Djaménois applaudissent. Boulevard Pompidou au nord, et avenue Mobutu au sud-est, les assaillants foncent vers la Présidence. À 9 heures, après un premier accrochage à la hauteur de la gendarmerie, les rebelles venus du nord atteignent l’avenue Charles-de-Gaulle, l’artère la plus commerçante de N’Djamena. Au bout, à 800 mètres, ils aperçoivent la place de l’Indépendance. La Présidence est juste derrière. Mais un char T55 de l’ANT est dans l’axe. Il tire sur les pick-up. Certains sont chargés de fûts de 200 litres d’essence. L’explosion ne laisse pas de survivants.
Au même moment, à Paris, Sarkozy s’apprête à dire « oui » à Carla Bruni. Le mariage est prévu à 11 heures, au premier étage de l’Élysée. À 9 h 30, il s’enferme dans son bureau au même étage avec ses collaborateurs et téléphone à Déby Itno. Celui-ci est au Palais, dans une salle de commandement tapissée de cartes du Tchad et de la ville. Sarkozy lui propose l’évacuation. C’est non. « Mais est-ce que tu pourras tenir ? » « Oui, je suis en mesure de les repousser. »
Les rebelles attaquent de tous côtés. Ceux du Sud-Est visent la radio. En milieu de matinée, ils sont stoppés net sur l’avenue Mobutu par un T55 qui tire à 200 mètres et détruit quatre pick-up. À 13 heures, ceux du Nord lancent un nouvel assaut par les rues adjacentes à Charles-de-Gaulle. Mitrailleuses lourdes et lance-roquettes contre chars et canons de 155. Mais ça ne passe pas. À 14 h 30, le ministre des Mines, le général Mahamat Ali Abdallah, affirme : « Nous avons repris les choses en main. » À la tombée de la nuit, les rebelles se replient sur le palais du 15-Janvier, au nord-est de la ville, pour préparer l’assaut du lendemain. Il doit être décisif.
Dimanche 3 février
Affrontement à la radio, « sauve-qui-peut » des Américains
Cette fois, les rebelles ont décidé de concentrer leurs forces et d’attaquer par un seul axe : l’avenue Mobutu. Objectif : la radio – une déclaration à la nation est déjà prête – et la Présidence. L’assaut commence à 6 heures. Sous la violence de l’attaque, le char loyaliste posté depuis la veille doit faire machine arrière. À l’intérieur des locaux de la radio, les soldats sont à cours de munitions. Ils réclament du ravitaillement par talkie, mais les rebelles écoutent leur fréquence et s’emparent du bâtiment. Manque de chance, les combats provoquent un incendie. La radio est hors service.
Portés par leur victoire, les assaillants franchissent le rond-point de l’Union. À l’ambassade des États-Unis toute proche, c’est la panique. L’ordre d’évacuation totale est donné. Trois jours plus tard, le département d’État à Washington expliquera, sur un ton embarrassé, que la défense d’un bâtiment ne valait pas la mort d’un seul citoyen américain. Le choc entre les rebelles et l’ANT se produit quelques centaines de mètres plus loin, près de l’hôpital central. Face aux assaillants, Déby Itno a mis en place ses blindés et toute son artillerie lourde. Pour contourner ce verrou, les rebelles tentent une percée par le Grand Marché. Un hélicoptère de combat MI-17 les repère et tire à la roquette. Le marché prend feu et des centaines d’habitants du quartier se précipitent sous les balles pour piller les échoppes.
L’aéroport, sous contrôle français, devient alors un enjeu stratégique. Dans la matinée, les rebelles se fâchent. Ils menacent de tirer sur la piste si les hélicoptères de Déby Itno continuent de l’utiliser. Les Français ne cèdent pas et font décoller leurs six avions de chasse pour les protéger d’un bombardement éventuel. À l’hôpital, le verrou de l’ANT tient bon. En début d’après-midi, les rebelles décrochent.
« La leçon de cette bataille, c’est que les pick-up ne peuvent rien contre un char d’assaut », reconnaît aujourd’hui Mahamat Nouri. En fait, les rebelles ont cru que l’essentiel des combats se déroulerait en terrain découvert, en brousse ou aux portes de N’Djamena, comme en 2006. Ils ne s’attendaient pas à une bataille en pleine ville, là où un char peut prendre une avenue en enfilade sans que les pick-up ne puissent l’attaquer par les côtés ou par-derrière. Manque d’imagination ? Peut-être Nouri, Erdimi et Aboud Mackaye ont-ils cru qu’il suffisait que leurs combattants entrent en ville pour que Déby Itno s’enfuie. Ils sont tombés sur un adversaire coriace.
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