Dans la peau d’un clandestin
Pendant quatre ans, le journaliste Serge Daniel a suivi de l’intérieur les filières de l’immigration illégale conduisant de l’Afrique de l’Ouest vers l’Europe. Une expérience qu’il raconte dans un ouvrage saisissant.
Le 29 janvier 2008, une dépêche de l’Agence mauritanienne d’information (AMI) tombe. Selon le directeur régional de la Sûreté de Nouadhibou, Ahmed Ould Ely, en 2007, les services de sécurité mauritaniens ont arrêté et rapatrié chez eux 3 257 migrants clandestins, originaires pour la plupart d’Afrique subsaharienne.
Nouadhibou, ville portuaire à 470 km au nord de Nouakchott et à quelques encablures de l’archipel espagnol des Canaries, est devenu le principal centre de l’immigration subsaharienne illégale depuis que les barbelés « sécurisant » les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla – ces « petits murs de Berlin », comme les appellent les migrants – sont devenus infranchissables.
« Quand un réseau meurt, un autre se crée tout de suite sur les cendres de l’ancien », explique Serge Daniel, 45 ans, journaliste béninois correspondant de RFI à Bamako, qui a enquêté pendant quatre ans sur les réseaux qui organisent ce trafic d’hommes. Les Routes clandestines, dans lesquelles il relate cette expérience unique, est un livre simple et efficace qui évite les grands discours et les bons sentiments. Il permet au lecteur de suivre pas à pas les pérégrinations du journaliste et de découvrir à travers moult témoignages le quotidien de ces « aventuriers » des temps modernes.
Serge Daniel a relevé les connexions avec les trafics de drogue et d’armes, la contrebande de cigarettes et les réseaux de prostitution. Mais il s’est également fondu dans la masse anonyme des clandestins (voir encadré p. 97). Et comme eux a supporté le froid, la fatigue, l’angoisse des passages aux frontières C’était le meilleur moyen de comprendre comment fonctionnent ces filières mais aussi ce que ces hommes et ces femmes peuvent endurer et quelles sont leurs motivations.
« C’est surtout au niveau du mental qu’on reconnaît un clandestin, raconte l’auteur. C’est un homme décidé. » Un homme qui, coûte que coûte, franchira le mur de la mort. Parce que ses parents ont tout misé sur lui et qu’il n’est pas concevable d’échouer et de rentrer au bercail les mains vides. Parce que la pression sociale et familiale est telle que beaucoup préfèrent la mort à la honte.
Fabriques de passeports
Combien sont-ils ? Des milliers. « La plupart sont des gens pauvres, sans repères, mais pas forcément nécessiteux. Ils décident de partir pour améliorer leur quotidien, ou celui de leur famille » Les filières les mieux structurées prennent leurs racines au Nigeria, à tel point que le géant de l’Afrique, avec ses 140 millions d’habitants, est devenu le centre du dispositif, et Lagos le « hub » de l’immigration clandestine. Les têtes des réseaux qui y sont installées ont leurs représentants au Bénin, au Cameroun, au Togo, au Burkina Faso, au Mali, au Niger, au Ghana, les principaux pays pourvoyeurs de clandestins.
C’est à Lagos que Serge Daniel a repéré deux « usines qui fabriquent des passeports », un élément déterminant dans la mesure où « les faux documents occupent une place centrale et plus particulièrement les documents camerounais et maliens. [] Le Cameroun est le seul pays d’Afrique centrale dont les ressortissants n’ont pas besoin de visa pour fouler le sol malien ; le passeport malien permet ensuite d’entrer au Maroc sans visa également. »
Que les candidats viennent de l’Afrique de l’Ouest ou de l’Afrique centrale, ils sont emmenés par les recruteurs à Gao (dans le nord du Mali) où les faux passeports maliens sont vendus. Ils sont ensuite regroupés par nationalités au sein de « ghettos », des endroits loués pour les « parquer » en attendant le départ pour Tin Zaouaten, à la frontière algéro-malienne. En 2005, à « Tinza », surnommée par eux « la 49e wilaya des sables », près d’un millier de ressortissants africains squattaient avant de traverser la frontière. Ils s’étaient aménagé des petites cases en terre battue sur 15 hectares et s’étaient regroupés, là encore, au sein de ghettos, organisés comme des « mini-États, avec leur présidence et leur cimetière. »
L’odyssée clandestine se poursuit vers Tamanrasset et Maghnia, non loin du Maroc. À la périphérie de cette dernière ville se dresse une sorte de bidonville baptisé « les États-Unis d’Afrique ». Fait de tentes de plastique, de cahutes construites au moyen de troncs d’arbres, de branchages et de cartons d’emballage, il abrite plus de trois mille Subsahariens. Chaque communauté a son président. Tout est prévu. Une église pour les catholiques, une mosquée pour les musulmans, un terrain de foot, et même une prison, car « on ne badine pas, ici, avec la discipline ». Au cur de ce carrefour : les passeurs qui travaillent de manière indépendante ou ceux regroupés en « syndicats ».
Puis c’est Oujda et, enfin, aux portes de Melilla et de Ceuta, le mont Gourougou et les forêts de Bel Younes organisés comme deux « républiques » avec leurs lois, leurs élus (le « chairman », ses adjoints, ses responsables de la sécurité), leur tribunal avec son président, son procureur, son avocat et sa prison. « Justice de la jungle, justice expéditive », commente Serge Daniel. Prostitution, viols, brimades, sont le quotidien des clandestins. Le 25 juin 2005, ils sont cinq cents à tenter de franchir les grillages entre Nador et Melilla. Ils sont vite « maîtrisés par les forces de sécurité espagnoles et refoulés sans ménagement sur le territoire marocain, avant d’être repoussés vers la frontière maroco-algérienne ». Rebelote en septembre et octobre suivants. L’opinion internationale s’émeut lorsque les médias diffusent les images de jeunes gens abandonnés en plein désert par les autorités marocaines. Et fait pression sur le royaume chérifien, qui ne tarde pas à mettre en place une politique efficace pour démanteler les réseaux sur son territoire.
Brouiller les pistes
Depuis, les clandestins tentent la traversée de la Méditerranée via la Mauritanie ou le Sénégal. Mais là encore, les autorités locales réagissent. « On va maintenant assister à une réorganisation des filières, pronostique Serge Daniel. Les migrants vont repartir à dose homéopathique vers le Maroc, la Mauritanie, le Sénégal. Il n’y aura plus de flux importants vers un centre particulier comme ces dernières années. Mais tout sera éparpillé pour brouiller les pistes. »
Ils sont aujourd’hui des milliers coincés sur les routes clandestines, incapables d’avancer ou de revenir en arrière. Avec à peine de quoi manger, soumis aux pires humiliations et exposés à tous les dangers. « Si la communauté internationale et les dirigeants africains ne leur proposent rien, d’autres s’en chargeront », poursuit le journaliste, pensant aux islamistes qui sévissent dans la région
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