Comment les entreprises gèrent les risques
Crises politiques, enlèvements, corruption ou mauvais payeurs Les multinationales qui opèrent en Afrique subsaharienne ont appris à se protéger des difficultés spécifiques à la région.
Le discours tenu par toutes les entreprises opérant en Afrique subsaharienne est le même : les risques et leur appréhension sont bien différents qu’ailleurs dans le monde. Elles doivent certes anticiper et couvrir les risques « classiques » communs à toutes les parties du globe. Mais il faut aussi prendre en compte et définir certaines difficultés spécifiques à la région, où l’environnement politique, économique, social et naturel est jugé parfois plus instable et imprévisible qu’ailleurs. « Les groupes implantés en Afrique subsaharienne ont le même besoin de sécurité qu’en Europe. La seule différence est qu’ils opèrent dans un environnement très différent », confirme Alain Harscoët, directeur commercial du groupe Colina, dont le cur de métier est l’assurance. En d’autres termes, les crises politiques donnent l’image de régions régulièrement secouées par des problèmes qui constituent autant de gêne à l’activité.
La lente reprise des affaires en Côte d’Ivoire depuis septembre 2002, comme les troubles sociopolitiques qui ont secoué la Guinée en janvier et février 2007, ou encore les problèmes que connaît actuellement le Kenya, qui avait pourtant été un modèle de stabilité en Afrique de l’Est pendant de nombreuses ?années, en sont autant d’exemples. Comme l’explique Stéphanie Bougaran, du cabinet de courtage en assurance Diot : « Nous sommes assiégés de coups de fil de clients opérant au Kenya qui veulent savoir comment les dossiers seront traités par les assurances. C’était déjà le cas pour la Guinée l’année dernière : tant que le calme n’est par revenu, il est impossible de se prononcer. »
Plus le problème est important, moins il est pris en compte
Les opérateurs s’inquiètent aussi des problèmes persistants de mauvaise gouvernance en matière financière : corruption, fraudes récurrentes, difficultés de recouvrement des paiements, failles des systèmes judiciaires locaux, etc. Autant de risques difficilement quantifiables et prévisibles dans le temps. Amadou Kane, responsable de la zone Afrique-océan Indien chez BNP Paribas, explique que « même si notre métier est de prendre des risques, il existe une réelle défaillance au niveau de l’assurance concernant la garantie de paiement des crédits que nous accordons à certains clients ».
Une nouvelle demande des entreprises s’est par ailleurs manifestée ces dix dernières années auprès des compagnies d’assurance : le risque d’enlèvement. « C’est une question de plus en plus fréquente. Elle correspond à une réalité à laquelle on nous demande de trouver de vraies solutions », commente Alain Harscoët. La couverture du personnel local ou expatrié en Afrique constitue désormais une préoccupation beaucoup plus importante que celle qui correspond aux cas de catastrophes naturelles. « Plus le problème apparaît important, comme une inondation ou un tremblement de terre, moins il est pris en compte. Car l’entreprise considère que, finalement, la probabilité qu’il survienne est très réduite », explique Régis de Poncin, risk-manager pour le groupe CFAO, leader de la distribution spécialisée en Afrique.
Soucieuses de bénéficier d’une garantie internationale et en devises, les entreprises internationales implantées en Afrique rêveraient de pouvoir se couvrir à 100 % auprès d’une compagnie internationale, généralement celle qui les garantit en Europe. Mais, dans le cas de l’Afrique subsaharienne, elles doivent observer le « Code Cima » (voir encadré), qui régit la zone francophone en matière d’assurance. Il oblige notamment à ce que 25 % de la prime d’assurance soient retenus sur le territoire africain. Concrètement, cette mesure permet aux États africains de récupérer les taxes. « Nous sommes tout de même bénéficiaires car cette réglementation permet une homogénéisation de l’assurance dans la zone, qui clarifie et facilite les choses », nuance Edmond-Charles Briand, directeur assurances chez Bolloré. Deux exceptions cependant à cette rétention obligatoire : la couverture du risque aviation et celle du risque environnemental pour les plates-formes pétrolières. Celles-ci sont à 100 % exportables à l’étranger.
Les assureurs se sont adaptés à cette situation particulière, et un fonctionnement spécifique s’est progressivement imposé. Les groupes implantés sur le continent étendent leur couverture mondiale via des contrats d’assurance souscrits auprès des grandes compagnies. Et des assureurs plus spécialisés sur l’Afrique – comme AGF, Alliance, Colina, Sunu ou NSIA (Nouvelle société interafricaine d’assurance) – prennent le relais sur le terrain. « La faiblesse des assurances locales, les difficultés qu’elles rencontrent souvent à l’extérieur du pays pour mettre en place des garanties et accompagner les dossiers de leurs clients, nous obligent, en quelque sorte, à avoir recours à des partenaires occidentaux », explique Jean-Jacques Grenier, directeur général d’Ama-Guinée, société spécialisée dans la logistique maritime. Le coût exorbitant de certains produits locaux, mais aussi la peur d’un éventuel désengagement de l’assureur local après le sinistre poussent au même réflexe : « C’est un peu comme si nous transférions une partie du risque aux assureurs internationaux. Une sorte de réassurance », résume Thierry Tingaud, risk-manager chez Dagris.
Le coût de ce « transfert du risque » aux compagnies internationales étant élevé, un phénomène nouveau tend à se généraliser : l’auto-assurance. « C’est même une particularité de l’Afrique », soutient Thierry Tingaud. Première solution : l’entreprise choisit un contrat à primes réduites et franchise élevée. « L’augmentation du montant des franchises nous a été imposée après le 11 septembre 2001. Pour les grands pays capables de supporter cette hausse, nous avons maintenu de gros montants », précise Edmond-Charles Briand, qui annonce une franchise du risque dit « coton » pour Bolloré de 150 000 euros. Selon lui, certaines franchises dépasseraient dans le monde industriel les 100 millions d’euros. Chez Castel, leader sur le marché de la bière en Afrique francophone depuis l’acquisition de BGI en 1990, le montant des franchises est également très élevé et le groupe s’estime capable de supporter financièrement de gros risques.
Une autre pratique d’auto-assurance consiste à provisionner un compte spécifique dont les fonds seront utilisés en cas de survenue de certains événements. « En général, ce sont les grands risques, ceux qui peuvent avoir un gros impact financier mais ne se produisent que très rarement, comme les catastrophes naturelles, détaille Régis de Poncin. Cela revient à définir en interne le montant d’une prime et la mettre sur un compte spécifique, au lieu de payer pendant dix ans une prime élevée à un assureur. » La méthode tend aussi à se généraliser pour la couverture de risques dits simples. Selon Alain Harscoët, « suivant la taille de l’entreprise, l’auto-assurance peut être intéressante pour le parc automobile ou pour certains outils de production. »
« Caisse noire»
L’auto-assurance a ses limites, notamment en ce qui concerne la couverture des fraudes, vols ou défauts de remboursement de crédit. Dans les banques, par exemple, « quand le crédit n’est pas garanti, les institutions de tutelle nous donnent obligation de recourir au provisionnement. Mais en cas de problème, c’est une perte qu’il faudra enregistrer », explique Amadou Kane, de BNP Paribas. Selon plusieurs professionnels, certains groupes prennent « trop de risques » avec l’auto-assurance. Et de dénoncer, à mots couverts, des entreprises – dont les activités et les implantations sont jugées très risquées pour leurs employés – qui recommandent à leurs filiales d’alimenter régulièrement « une caisse noire » grâce à laquelle elles pourront payer les rançons les plus élevées Enfin, la capacité à s’auto-assurer dépend évidemment de la surface financière de l’entreprise. « Mon activité n’est assurée que par une société locale. C’est tout le problème des PME qui n’ont pas les moyens d’avoir ni plus ni mieux », déplore Régis Lamartière, directeur général d’une entreprise de 60 personnes dans le secteur de la restauration rapide, à Dakar. Le risque est pourtant le même pour tout le monde !
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