Soixante ans de Présence

Fer de lance des cultures de l’Afrique noire et de ses diasporas, Présence africaine tient bon depuis 1947. Malgré les difficultés financières récurrentes.

Publié le 10 décembre 2007 Lecture : 5 minutes.

Rue des Écoles, 5e arrondissement de Paris. Un petit local au rez-de-chaussée d’un immeuble, face à la rue bruyante. La porte franchie, on se retrouve dans une pièce minuscule. Des milliers de livres bien rangés attendent patiemment d’être caressés par quelque curieux, sous le regard attendri de certains de leurs auteurs dont les photos trônent au-dessus des rayons. La librairie respire la modestie, tout comme ce petit couloir qui mène au bureau de la maîtresse des lieux, Christiane Mame Yandé Diop, octogénaire toujours vive, très prévenante dans son rôle de gardienne du temple. Ce lieu, c’est le siège de Présence africaine, une revue qui vient d’avoir soixante ans. C’est la maison d’édition du même nom et la librairie. Ces murs contiennent l’histoire de cette intelligentsia noire, jusque-là sans voix et méprisée, à qui Présence africaine a donné la parole. À part la sonnerie du téléphone, tout est silence, comme si l’activité était suspendue, l’endroit frappé de somnolence. Erreur : la maison vit, à son rythme, ballottée entre la performance économique et le devoir de prise en charge de ceux dont la voix ne doit plus s’éteindre. Petite parmi les grands, Présence africaine survit en attendant un nouveau souffle, en faisant fi des procès en immobilisme.

Sartre, Camus, Gide…
Tout part d’Alioune Diop. Professeur de lycée de son état, ancien fonctionnaire de l’Afrique-Occidentale française (AOF), il est sénateur du Sénégal au Parlement français en 1946. Mais la politique n’est pas son fort, seule la culture le passionne. En 1947, à 37 ans, il décide de concrétiser un vieux rêve : fonder, à Paris, une revue, vitrine des réalités du « monde noir ». Il veut « définir l’originalité africaine », « hâter son insertion dans le monde moderne ». Et, surtout, donner une tribune aux victimes des préjugés et du racisme, aux humiliés, sans pour autant s’enfermer à double tour. Ainsi naît la revue Présence africaine, dont le premier numéro, bilingue français-anglais, sort en novembre-décembre 1947. Il répond à une attente, à une exigence de justice. Christiane Mame Yandé Diop, sa veuve et actuelle directrice gérante de Présence africaine, se souvient : « Il y avait de la part d’Alioune Diop et de ses amis une volonté de se rencontrer, de disposer d’un organe de réflexion parce qu’ils s’étaient sentis abandonnés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’était la meilleure façon de donner de la voix, de participer aux mutations de l’après-guerre. »
Il veut, aussi, combler le vide laissé par des prédécesseurs : La Race nègre (1927-1936) ; La Revue du monde noir (1931-1932) ; Légitime défense (1932) ; L’Étudiant noir (1934-1940) ; Tropiques (1941-1943). Toutes aspiraient à revaloriser les cultures nègres face à un pouvoir colonial imbu de préjugés. Humble, écouté et respecté, Alioune Diop se pose en fédérateur. Il transcende les différences, mobilise toutes les énergies. Esprit ouvert, il fait également appel à des intellectuels français : André Gide, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Théodore Monod, Georges Balandier, Paul Rivet, Emmanuel Mounier, Michel Leiris
Dans l’avant-propos du premier numéro de Présence africaine, Gide se demande si le « monde noir » peut exprimer son génie en français. « Ce qu’il a sans doute de plus particulier, l’étrangeté même de son lyrisme, reste intraduisible et ne peut, je le crains, nous parvenir que tempéré, qu’assagi, écrit-il. Ses extraordinaires facultés d’assimilation, ou plus exactement de mimétisme, jointes à son désir de nous plaire le feront, lorsqu’il s’adressera à nous, s’observer, se retenir. » Avant de poursuivre, paternaliste : « Il importe dès lors de l’aider à prendre cette conscience de soi et cette confiance en soi qui lui manquent encore. » Sartre, pour sa part, aborde une question étonnamment actuelle : « Bien sûr, les Martiniquais ou les Sénégalais qui viennent faire leurs études en France, nous les prenons pour nos égaux. Mais combien sont-ils ? Sait-on à quel filtrage soupçonneux, à quelle sélection sévère ils ont été soumis ? » Et il met en garde ceux qui seraient tentés de se pencher « sur les poèmes et les nouvelles de nos amis noirs avec cette indulgence charmée qu’ont les parents, au jour de leur fête, pour le compliment de leurs enfants ». Cette présence africaine doit être « [] non comme celle d’un enfant dans le cercle de famille, mais comme la présence d’un remords et d’un espoir ».
En 1949, Diop décide de fonder une maison d’édition, qu’il baptise du même nom, avec l’ambition de publier tous les Noirs en mal d’éditeurs. Et tout ce qui touche au « monde noir ». Un pari fou, car « il n’a jamais eu beaucoup d’argent, même pas un fonds de roulement nécessaire pour une maison d’édition », confie sa veuve. Entre militantisme, idéalisme, foi en la noblesse de sa mission et abnégation, Diop fait de Présence africaine le creuset des cultures négro-africaines et un terreau historique pour l’éclosion d’une expression délibérément ignorée. Avec la qualité en plus. Le premier livre, La Philosophie bantoue, du père belge Placide Tempels, paraît en 1955. Viennent ensuite des titres emblématiques comme Nations nègres et culture de Cheikh Anta Diop (la quatrième meilleure vente), Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Des anglophones comme Chinua Achebe, Wole Soyinka, Ngugi wa Thiong’o, Nkrumah, Nyerere seront traduits L’éditeur établit ainsi des passerelles entre les diverses composantes du « monde noir ». Certains ouvrages, comme ceux de Cheikh Anta Diop, font grincer des dents en France. La petite maison d’édition sera même victime d’un plasticage après un numéro de la revue consacré à la guerre d’Algérie.

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Coup de main
Alioune Diop décède en 1980. Sa femme, Christiane, passe aux commandes et hérite du péché originel : le manque de moyens financiers. Pour elle, il n’est pas question d’abdiquer. Le prestige de son entreprise est tel que certains chefs d’État du continent ne rechignent pas à lui donner un petit coup de main. On peut citer les présidents du Sénégal, Abdou Diouf, et du Zaïre, Mobutu Sese Seko. Dans le dernier cas, Présence africaine avait été choisie pour publier les actes du colloque sur l’authenticité, organisé à Kinshasa en 1981, et de rééditer, en 1982, Ngando, l’uvre de Lomami Tchibamba, dont la première édition remontait à 1949. Parmi les amis d’Alioune Diop qui soutiennent sa veuve, on trouve, fidèle parmi les fidèles, le poète malgache Jacques Rabemananjara (décédé en 2005), qui occupe la fonction de directeur littéraire. Bien qu’elle avoue que toutes les ambitions n’ont pas été réalisées, Christiane Mame Yandé Diop est fière du travail accompli. Et continue, contre vents et marées, à publier modestement une dizaine de titres par an. Dernier paru en 2007 : Mémoires de l’huître, du Sénégalais Mahjmout Diop. Sereinement, la directrice de Présence africaine se prépare à passer la main à une nouvelle génération afin de moderniser l’entreprise. Mais pour s’ouvrir à d’autres, dit-elle, « il faut d’abord être fort et solide soi-même ».

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