Le cas Désiré Tagro
Proche du président, le ministre de l’Intérieur dispute au chef du gouvernement la haute main sur l’organisation des élections qui doivent se tenir d’ici à la fin juin 2008. Lequel des deux finira par avoir le dernier mot ?
Désaccords sur l’interprétation des dispositions de l’accord de Ouagadougou du 4 mars 2007 ; retards dans la mise en Âuvre du désarmement, le redéploiement de l’administration et la préparation des élections ; coup d’éclat de Désiré Tagro, ministre de l’Intérieur et sherpa du président Laurent Gbagbo dans les négociations, qui claque la porte de la réunion du 22 novembre à Ouagadougou La multiplication des obstacles a poussé le chef de l’État burkinabè, Blaise Compaoré, médiateur dans la crise ivoirienne, à convoquer les deux principaux protagonistes, Laurent Gbagbo et son Premier ministre, Guillaume Soro, leader des Forces nouvelles (FN, l’ex-rébellion). Lesquels ont signé, le 28 novembre, un « accord complémentaire » à celui du 4 mars, qui confirme l’entreprise française Sagem dans le rôle d’opérateur technique chargé d’établir les documents de l’identification des populations et les cartes d’électeur.
Mais le texte fixe également au 22 décembre le début du démantèlement des milices et du désarmement des ex-rebelles, ainsi qu’au 30 juin 2008, au plus tard, la tenue des élections. Étape fondamentale dans le processus de sortie de crise, les scrutins à venir provoquent frictions et manÂuvres de toutes sortes à mesure qu’ils approchent. L’« accord complémentaire », qui confie la gestion du processus électoral à des organes neutres, est loin de plaire à Tagro, qui aurait bien vu son département mener cette délicate mission. Est-ce un désaveu pour celui qui passait jusqu’ici pour l’influent conseiller et le porte-flingue de Gbagbo ? Comme dans un jeu de rôles, le premier flic de Côte d’Ivoire, qui fut conseiller aux affaires juridiques puis porte-parole du chef de l’État, reste convaincu qu’il demeure son homme.
Bouclier constitutionnel
Tagro fait partie de ceux qui ont contribué à limiter la portée des multiples accords imposés au numéro un ivoirien antérieurement à celui de Ouaga (dont il est lui-même à l’origine). Pour se soustraire à leur application, Gbagbo a toujours tenu à brandir le bouclier de la Constitution, dont Tagro, magistrat dans une autre vie, a fait l’exégèse.
Juriste rompu à l’interprétation des textes, le bras droit du président met l’orthodoxie juridique au service de l’intérêt politique de son camp. C’est lui qui, de Marcoussis à Ouagadougou, en passant par Accra et Pretoria, s’est toujours évertué à opposer la Loi fondamentale et les textes législatifs de son pays aux aspects les plus importants des différents accords de paix. Il a conçu pour Gbagbo un document au titre évocateur (« Les dispositions de l’accord de Marcoussis [janvier 2003, NDLR] contraires aux lois et règlements de la Côte d’Ivoire »), qui a été pour beaucoup dans l’échec dudit accord. Cette réflexion est d’ailleurs restée le principal pourvoyeur d’arguments au chef de l’État et à ses proches.
Au lendemain d’Accra III (30 juillet 2004), alors que Gbagbo s’est engagé à user de l’article 48 pour régler la question de l’éligibilité de l’ex-Premier ministre, Alassane Ouattara, Tagro en donne une tout autre lecture : « Accra III dit que le président de la République doit user des moyens que lui confère la Constitution pour mettre en Âuvre la révision de l’article 35 sur l’éligibilité. Il va donc soumettre le projet d’amendement à l’adoption du Parlement, puis au référendum. »
Nommé dans la foulée porte-parole du chef de l’État, il mène le débat, réduit une crise purement politique à un duel juridique. C’est encore lui qui porte le plus grand coup à Charles Konan Banny, Premier ministre de décembre 2005 à mars 2007. En parvenant à convaincre son patron de faire insérer dans « le manuel des audiences foraines », élaboré par Banny, une disposition particulière. But de la manÂuvre : dissocier la délivrance des actes supplétifs de celle des certificats de nationalité, laissée à la discrétion des tribunaux. Et rallonger, en l’alourdissant, le processus d’identification et d’inscription sur les listes électorales. Objectif atteint. L’opposition armée et non armée réunie au sein du G7 est prise de court. Banny voit son crédit largement entamé.
Tagro prend du galon et passe du rôle de simple conseiller à celui de collaborateur principal de Gbagbo, pour services rendus dans le combat de survie politique que mène ce dernier depuis septembre 2002. Bété comme le chef de l’État, Désiré Asségnini Tagro est originaire d’Issia, où il est né il y a 46 ans. Vrai timide mais faux doux, il sert son « grand frère » avec dévouement et discrétion. Plutôt blagueur, il reste peu bavard sur son action au service du président.
Souvent invité à déjeuner au palais, Tagro passe le plus clair de son temps à élaborer des fiches et des mémos à l’intention de son mentor. Son ascension n’enthousiasme pas les caciques du Front populaire ivoirien (FPI), qui ne manquent pas de lui faire sentir son manque d’ancienneté au sein du parti présidentiel. Aussi tente-t-il de combler ce handicap en s’engageant dans l’action pour la réélection de Gbagbo. Son créneau ? Rallier à l’électorat du président les autres ethnies, notamment les Akans. Directeur de campagne du candidat Laurent Gbagbo dans la zone d’Issia, il multiplie meetings, déclarations et dons à la population.
Missions délicates
Rien ne prédisposait ce magistrat cornaqué par Émile Boga Doudou, le ministre de l’Intérieur tué aux premières heures de l’insurrection armée de septembre 2002, à sa position actuelle. Nommé à la tête de son cabinet par Boga Doudou, il est devenu ministre de la Justice dans l’éphémère équipe du 5 août 2002, qui sera emportée par l’éclatement de la rébellion et remplacée par le gouvernement de réconciliation issu de Marcoussis. Gbagbo le prend sous son aile, en fait son conseiller aux affaires juridiques, puis son porte-parole en août 2004. Avant de le nommer ministre de l’Intérieur en avril 2007, il lui confie deux dossiers importants : la conclusion d’un arrangement signé le 13 février par l’État ivoirien et Trafigura (affréteur du Probo Koala, qui a déversé des déchets toxiques en août 2006 à Abidjan) et la conduite de la délégation du camp présidentiel au « dialogue direct » de Ouagadougou, entre février et mars 2007.
Devenu de facto le missi dominici pour les missions délicates, Tagro partage avec Sarata Ottro Zirignon-Touré, la directrice adjointe du cabinet présidentiel, les voyages en Afrique du Sud et autres pays du continent. Au point que Gbagbo confie, en avril 2007, à Brigitte Girardin, l’ex-ministre française déléguée à la Coopération : « La seule et unique personne dont les propos m’engagent, c’est mon conseiller spécial Désiré Tagro. Le reste n’a aucune importance. »
Fort de cette confiance, le désormais ministre de l’Intérieur considère le chef de l’État comme son unique interlocuteur. Au grand dam du Premier ministre, à l’égard duquel il multiplie les actes de défiance : refus de lui transmettre les fiches des services de renseignements ; déplacements à l’extérieur du pays sans l’en informer ; refus de déférer à ses convocations aux réunions Celui qui se pose en rival de Soro ne fait rien pour lui faciliter la tâche. Paul Koffi Koffi, directeur adjoint du cabinet du Premier ministre, l’a appris à ses dépens : il a été pris à partie par le premier flic du pays pour avoir organisé une rencontre avec les bailleurs de fonds sur le financement du processus d’identification. Sur les 296 sous-préfets qui devaient regagner leur poste, seuls 25 l’ont effectivement fait. Après avoir retardé, d’avril à septembre 2007, le début du redéploiement de l’administration territoriale dans la zone autrefois sous contrôle rebelle, il continue à tout bloquer pour, dit-il, « ne pas soumettre les préfets et les sous-préfets à des risques ».
Agit-il contre l’avis de Gbagbo, qui l’a désavoué sur le rôle de la Sagem ? Ou fait-il simplement la courte échelle au chef de l’État, qui a besoin que quelqu’un de son camp joue la surenchère pour obtenir des concessions de ses adversaires ? Une seule certitude : Désiré Tagro prend de l’étoffe dans ce théâtre d’ombres, ce maquis de fausses pistes et ce dédale de déclarations en trompe l’oeÂil qu’est la politique ivoirienne.
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