Anne-Marie Garat et Bordeaux l’esclavagiste
Avec « Humeur noire », l’écrivaine laisse éclater sa colère contre la ville qui s’est notablement enrichie grâce à l’esclavage et au colonialisme.
En cette année de festivités mémorielles pour la France, dont la République a dû attendre l’onction présidentielle pour savoir si elle devait célébrer le bicentenaire de la mort d’un empereur qui l’a mise à bas ou commémorer les 150 ans d’une Commune parisienne qui a tenté de le faire, Anne-Marie Garat a préféré s’attaquer à certaines amnésies récurrentes du roman national français. À commencer par le passé colonial et esclavagiste du pays.
L’incurable tendance bordelaise à édulcorer son histoire
Pour ce faire, la lauréate du prix Femina 1992 a abandonné, cette fois, la geste romanesque qui a fait son succès pour s’adonner au récit, qu’elle écrit à la première personne. En effet, il s’agit ici de narrer une expérience personnelle si désagréable et déstabilisante qu’elle la pousse à lever le voile sur des pans entiers de sa propre vie, notamment sa relation complexe avec Bordeaux, qu’elle abhorre. Dans son dernier livre, Humeur noire, publié en début d’année chez Actes Sud, Anne-Marie Garat laisse éclater sa colère sur près de 300 pages, face à la mémoire sélective de sa ville natale, toujours aussi peu encline à reconnaître – contrairement à Bristol, Liverpool et même Nantes – qu’elle doit une large partie de sa bonne fortune au commerce triangulaire qui sillonnait l’océan Atlantique entre les XVIe et XIXe siècles. Elle se fâche tout rouge devant ce qu’elle-même appelle « l’incurable tendance bordelaise à édulcorer son histoire ». Un comble pour une ville dont la colossale richesse provient, pour une large part, des grandes plantations sucrières de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti) !
Pourquoi tant de rage ? Il a suffi pour cela d’une simple visite au musée d’Aquitaine, plus particulièrement dans les salles consacrées à la traite négrière. Entre les maquettes de navires, les gravures illustrant la vente d’esclaves et les portraits de notables bordelais, un petit cartel de présentation retient l’attention de l’auteure en même temps qu’il provoque sa fureur. Quelques phrases mal tournées, quelques mots mal choisis dans un texte de 900 signes qui, à trop vouloir en dire ne dit plus rien du tout, suffisent pour lui donner la désagréable impression que même dans son travail de mémoire, la ville cherche avant tout à minimiser son rôle de port négrier.
Règlement de comptes avec Bordeaux
À la lecture du cartel, Anne-Marie Garat rit – jaune – quelques secondes. Et elle pourrait en rester là, mais le passif est trop important : avec Bordeaux la bourgeoise oublieuse de son passé esclavagiste et collaborationniste, avec la France moisie du racisme ordinaire et du déni. Anne-Marie Garat choisit, au contraire, de laisser exploser toute sa subjectivité, d’exposer tout son affect. Et l’assume. Elle ne retient aucun de ses coups et fait appel, au fil des pages, à ses souvenirs d’enfant du quartier populaire des Chartrons, d’adolescente éprise des belles-lettres, de jeune professeure à Périgueux, puis d’écrivaine reconnue – même dans sa ville –, pour régler ses comptes avec, en vrac, l’Éducation nationale, la muséologie française, la misogynie dans la littérature ; surtout le mépris de classe affiché par nos élites, la bien-pensance en général.
Une rage lovée au creux du ventre
Une rage lovée au creux du ventre qui, semble-t-il, n’attendait que la lecture de ce bout de carton pour sauter au visage de tous les fâcheux et les fachos. En concassant, chapitre après chapitre, le maigre argumentaire de la notice, c’est toute l’histoire officielle et ses tenants que l’auteure veut démonter. Elle s’interroge bien, au milieu du livre, sur ce qui peut justifier un tel coup de gueule de sa part. La lenteur et la morgue dont fait preuve l’institution culturelle pour lui répondre n’arrangent rien. Bien sûr, elle fait part de son outrance à l’administration qui fait la sourde oreille et tente de gagner du temps. « La casse-pied d’écrivain » fait entrer dans la danse ses amis intellectuels, entame une joute par tribunes interposées dans Le Monde.
Sans succès ? Non, puisque le musée d’Aquitaine consent, après de longs mois, à revoir sa copie. Effort néanmoins insuffisant pour Anne-Marie Garat, qui ne résiste pas à présenter sa propre version. Celle qu’elle défend dans son livre, basée sur la connaissance et la transmission de la vérité. Au nom de la mémoire, celle des esclaves et des déportés d’hier, des fourmis de la mondialisation et des réfugiés d’aujourd’hui. Pas question de repentance, mais de reconnaissance pour Anne-Marie Garat, qui termine son livre en rappelant qu’avant d’être empereur, le Premier consul Bonaparte avait rétabli l’esclavage en France, pour quatre décennies encore.
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