Un milliardaire en prison

Publié le 12 novembre 2003 Lecture : 5 minutes.

Ce dont je vais vous entretenir ici cette semaine pourra, de prime abord, apparaître à beaucoup d’entre vous comme lointain et ne les concernant nullement. Qu’ils se détrompent !
L’affaire est exemplaire, car de tous les temps et de tous les lieux : à une autre échelle et en moins spectaculaire, on la retrouve dans maints pays.
Je veux parler de l’arrestation musclée, en Russie, le 25 octobre, par le gouvernement de Vladimir Poutine et sa justice, de l’homme le plus riche du pays, Mikhaïl Borissovitch Khodorkovski, dont, pour faire bonne mesure, les biens non mis à l’abri à l’étranger ont été saisis. Il est accusé, notamment, de fraude fiscale, d’escroquerie à grande échelle…
L’histoire vaut d’être contée, car c’est celle d’un clash, aux suites difficiles à prévoir, entre « un pouvoir arbitraire et une richesse illégitime », entre l’homme le plus puissant de Russie, Vladimir Poutine, et l’industriel le plus riche du pays, Mikhaïl Khodorkovski.

Il y a un peu plus de dix ans, lors de la chute du communisme, l’ambitieux Mikhaïl Khodorkovski, ingénieur chimiste, se transforma du jour au lendemain de chef adjoint des Jeunesses communistes en capitaliste aux dents très longues. Avec une douzaine d’autres sans le sou – ils devaient devenir très riches en quelques jours avant de s’appeler oligarques -, il profita de la faiblesse du pouvoir du moment, celui de Boris Eltsine – et des lois de l’époque -, pour faire main basse sur une partie des richesses du pays.
Le communisme avait été instauré en Russie en 1917 pour faire disparaître le capitalisme et ses excès. Au début des années 1990, il se dissolvait piteusement en distribuant à quelques futurs ploutocrates les biens laborieusement produits par 150 millions de Russes à la sueur de leur front.
La formule de cet extraordinaire transfert de richesses, le hold-up du siècle, a été appelée « prêts pour (achat) d’actions » : contre leur soutien politique et financier à sa réélection, Boris Eltsine fit prêter à quelques malins bien placés, dont Khodorkovski, de quoi acheter pour très peu d’argent les principales richesses du pays. Sans enchères ni adjudication : de gré à gré.
Boris Eltsine fut réélu grâce à l’argent des oligarques, et ces derniers prospérèrent, liquidant physiquement leurs adversaires, foulant aux pieds les lois, achetant les consciences (et les palaces).
Sur les ruines de l’idéologie, du régime et de l’empire communiste, à l’ombre du Kremlin, s’installa à Moscou « le nouveau capitalisme russe ». Deux chiffres vous diront ce qu’il fit des largesses que l’État lui octroya : en dix ans, 200 milliards de dollars, soit l’équivalent des deux tiers du revenu annuel du pays, quittèrent la Russie pour les paradis fiscaux d’Occident, et, en 2001, le revenu national n’avait pas encore retrouvé… son niveau de 1990.

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Le dernier jour de l’an 1999, Boris Eltsine créa la surprise en démissionnant de son poste et en se donnant pour successeur un jeune inconnu issu de la célèbre centrale du renseignement dénommée KGB : Vladimir Poutine.
Une fois solidement installé aux commandes, ce dernier, homme d’ordre, passa un accord (verbal et plus ou moins explicite) avec les oligarques :
« Je ne remets pas en question les privatisations et, par conséquent, vous laisse vos biens mal acquis. À une condition : vous vous abstenez de participer directement, ou même indirectement, à l’action politique. À vous les affaires et l’argent, dans le cadre des lois. Aux politiques, sans interférence de votre part, la compétition politique, l’exercice du pouvoir, la confection des lois et leur application. »
Dès le début de 2002, Vladimir Goussinski et Boris Berezovski, deux des oligarques les plus connus, succombèrent à la tentation de la politique. Poutine réagit, avec la brutalité qui le caractérise, à cette transgression de l’accord, et ils furent réduits à s’exiler pour ne pas se retrouver en prison.

Beaucoup plus riche qu’eux et surtout plus courageux et réfléchi, Khodorkovski hésita longtemps. Il considéra l’arrestation de certains de ses collaborateurs, intervenue le 2 juillet dernier, comme un casus belli et prit alors une décision fatidique : ne pas s’incliner, ne pas capituler, ne pas s’enfuir. Le communiste qu’il était théorisa même sa position :
« J’ai en mémoire, bien sûr, notre discussion avec le président Poutine et suis d’ailleurs d’accord avec lui sur le fait que les hommes d’affaires ne peuvent pas, et ne doivent pas, participer à la compétition politique. Mais notre Constitution me donne les mêmes droits qu’aux autres citoyens, dont celui de participer à l’action politique, et, tant que j’en aurai la force, je lutterai contre ceux qui veulent m’obliger à renoncer à ce droit pour sauver mes biens.
« Notre histoire nous apprend que si l’on commence à céder, à chercher le compromis et l’apaisement, cela finit mal. J’irai en prison s’il le faut. »
La prison, où il a été jeté il y a déjà quinze jours, brisera-t-elle cet homme de 40 ans ou bien fera-t-elle de lui, s’il en sort intact, le futur grand adversaire de Poutine ? Et, bien que juif dans un pays d’où soixante-dix ans de communisme et dix ans de démocratie n’ont pas extirpé la fibre antisémite, ira-t-il jusqu’à briguer, en 2008 – il n’aura alors que 45 ans ! -, la succession de l’actuel président russe ?
L’avenir nous le dira.

Pour l’heure, la question posée par cette affaire, et qui nous concerne tous, est de savoir si les hommes qui ont amassé, en peu d’années, une grande fortune conservent le droit qu’ont les autres citoyens de participer à la compétition pour le pouvoir politique.
Dans une démocratie installée, on ne peut pas empêcher les riches de postuler au pouvoir mais, en général, ils ont la sagesse de s’abstenir, préférant agir dans l’ombre et l’influencer d’assez loin.
L’exception Silvio Berlusconi confirme la règle, et l’on ne peut pas dire qu’elle donne de l’Italie, et de la manière dont s’y exerce le pouvoir, une bonne image.

Dans les pays en phase prédémocratique, comme la Russie et les pays de l’ex-Tiers Monde, on peut – et, à mon avis, on doit – empêcher les « enrichis » de « cumuler », car la fortune fausse la compétition pour l’accès au pouvoir et permet de s’y maintenir trop facilement.
S’ils contrôlaient l’État russe, les oligarques feraient dix fois pire que Berlusconi, qui se sert de sa fonction pour se protéger lui-même et protéger ses entreprises de la justice.
Rarement gagnée honnêtement, la grande fortune est, dans ces pays, une anomalie dont il faut, à tout le moins, corriger et limiter les effets.
Ceux qui l’ont amassée en quelques années ont déjà reçu ou accaparé plus que leur dû ; ils ne peuvent prétendre, comme le fait Mikhaïl Khodorkovski, à autant de droits constitutionnels que les autres.
Conclusion :
– Entre le pouvoir financier et le pouvoir politique, il est toujours malsain de ne pas choisir.
– De même qu’il doit contrôler le militaire et se situer au-dessus de lui, le pouvoir politique ne doit ni dépendre du financier, ni être absorbé par lui.

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