Roger Tsafack Nanfosso : « Le protectionnisme éducateur n’est rien d’autre que du bon sens »

Le Cercle de réflexion économique du Gicam (CREG) vient de publier un ouvrage qui tente de baliser le chemin du Cameroun vers l’émergence. L’économiste Roger Tsafack Nanfosso, co-directeur de l’étude, revient sur ses principales propositions pour Jeune Afrique.

L’économiste camerounais Roger Tsafack Nanfosso est vice-recteur de l’université de Yaoundé II. © Capture d’écran/Epman68/Youtube

L’économiste camerounais Roger Tsafack Nanfosso est vice-recteur de l’université de Yaoundé II. © Capture d’écran/Epman68/Youtube

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Publié le 4 mars 2014 Lecture : 5 minutes.

Le Cercle de réflexion économique du Gicam (CREG) vient de produire un deuxième ouvrage* qui tente de baliser le chemin du Cameroun vers l’émergence. Roger Tsafack Nanfosso, président du Cercle et co-directeur de l’étude, en présente les principaux enseignements.

Propos recueillis par Omer Mbadi.

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Jeune Afrique : En quoi votre ouvrage diffère-il du Document de stratégie pour la croissance et l’emploi (DSCE), boussole économique du gouvernement pour cette décennie ?

Roger Tsafack Nanfosso : L’ouvrage n’est pas un document de stratégie. C’est la différence… Nous avons produit un ouvrage de propositions assez concrètes, qui cherche à mettre à la disposition de ceux qui le souhaitent un ensemble de programmes d’activités pour arriver à l’émergence. C’est une réflexion d’un patronat responsable qui estime que la conception du sort de notre pays ne saurait être laissée entre les seules mains des gouvernants.

Il reste six années pour implémenter le DSCE. Est-ce un délai raisonnable pour mettre en pratique toutes vos propositions ?

L’émergence n’est pas inscrite dans le DSCE, qui n’en que le document de stratégie du gouvernement pour les dix premières années ! Dans la vision proposée en 2009, l’émergence est prévue pour 2035, un horizon encore relativement lointain. Il ne s’agit donc pas de mettre en pratique toutes nos propositions, dont le calendrier d’exécution nécessiterait au demeurant des études complémentaires, mais d’aller vite dans l’implémentation de celles qui doivent l’être. L’un de problèmes que nous soulevons est précisément le fait que l’on pense avoir l’éternité devant nous, alors qu’au regard de l’émergence, un jour de perdu n’est plus jamais rattrapable. Il ne faut rien différer, il faut y aller de suite car au-delà de l’enjeu, les conditions adverses à affronter pour arriver à l’émergence sont monumentales !

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On pense avoir l’éternité devant nous, alors qu’au regard de l’émergence, un jour de perdu n’est jamais rattrapable.

Depuis 2010, la croissance camerounaise décroche progressivement de la trajectoire élaborée par le DSCE. Dans quelle mesure vos propositions peuvent-elles permettre un rattrapage d’ici 2020 ?

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En effet, c’est un constat désastreux… Ni le scénario « Vision 2035 », ni le scénario « DSCE » ne se réalisent en terme taux de croissance économique réelle depuis 2009. Le décrochage parfois patent, comme en 2013 où le gouvernement avait prévu un taux de 6,1% (pourtant déjà en deçà de celui qui figure dans les documents cités) mais n’a pu au final que réaliser 4,8% ! Nos propositions peuvent permettre des corrections. En effet nous avons encore jusqu’à 2020 pour que s’achève la première phase de la « Vision 2035 ».

Pour y arriver en conformité avec ce qui est prévu, nous estimons qu’il nous faut passer d’un PIB de l’ordre de dix mille milliards de CFA actuellement à un PIB d’au moins vingt mille milliards de CFA, soit un gigantesque bond de 200%. Ensuite, nous devons réaliser un taux de croissance réelle de 9,2% par an jusqu’en 2028, puis de 8% par an jusqu’en 2035. Si cela était fait, nous arriverions à l’émergence dans les délais. Évidemment, cela demande plus que des paroles mais une prise de conscience éruptive, car l’idée est rien de moins que de porter la température de notre pays à 100 degrés (d’où les 100 propositions) pour que de l’ébullition qui en résulterait jaillisse l’émergence…

Vous préconisez la création d’un commando de capitaines d’industries conquérants dans la perspective d’une diversification des exportations au-delà des produits primaires. Pourquoi assigner une telle tâche à l’Etat comme semble le suggérer votre proposition ?

Pas du tout ! Nos propositions s’adressent à tout le corps sociétal du Cameroun, l’État mais aussi les entreprises, les travailleurs, les ménages, les chômeurs, la société civile, l’armée, vous et moi. Ce sont les acteurs économiques qui doivent créer ces capitaines d’industries conquérants. Plus globalement, il s’agit là encore d’un problème camerounais qu’il faut dénoncer : l’émergence n’est pas « l’affaire d’un autre », mais « l’affaire de chacun ».

L’émergence du Cameroun n’est pas « l’affaire d’un autre », mais « l’affaire de chacun ».

Mon vœu le plus cher est au moins que cet ouvrage entraîne une prise de conscience salvatrice en matière de communication nationale sur l’émergence. Tout le monde doit se saisir de cette affaire et en parler pour s’en imbiber : au village, dans les districts, dans les préfectures, dans les provinces, dans les ministères, dans les entreprises… On ne peut se sentir concerné par quelque chose qu’on ne connaît pas.

En plein débat sur le réaménagement gouvernemental, votre proposition relative à la construction d’une direction coordonnée de l’industrie et du commerce extérieur au sein du ministère de l’Economie ne manquera pas de faire des remous…

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Ce serait déjà une bonne chose… Notre pays compte, à moins que je ne m’abuse, 38 ministères. Savez-vous qu’en moyenne, les pays développés en comptent 18 et les pays émergents que nous souhaitons devenir 26 ? Notre proposition ne se limite d’ailleurs qu’au niveau des directions ministérielles…

L’une de vos 100 propositions est favorable à une adaptation des tarifs douaniers pour soutenir et protéger l’industrie locale, n’est-elle pas une invitation au protectionnisme à l’heure où resurgit le débat sur l’accord de partenariat économique avec l’Union européenne ?

Tous les pays du monde le font, il n’y a qu’en Afrique que ceux qui le pratiquent veulent nous faire croire (et nous obliger à faire) le contraire. Le protectionnisme éducateur n’est rien d’autre que du bon sens.

Le ministre de l’Économie a préfacé l’ouvrage. Est-ce un gage suffisant pour voir vos propositions traduites en actes ?

Je suppose qu’il l’a lu et a estimé qu’il pouvait le préfacer. Je m’en réjouis car il s’agit du ministre qui porte l’implémentation de la stratégie vers l’émergence. Il a dû reconnaître que nos propositions étaient tout à fait valides, même s’il n’est pas censé adhérer à toutes nos recommandations. Je note simplement avec plaisir que c’est une manifestation forte du dialogue public-privé qui ne peut que servir la cause de notre pays, et donc de l’émergence.

Comment le CREG et le Gicam comptent-ils s’assurer de la prise en compte de ses propositions par les différentes parties, y compris le gouvernement ?

C’est une question qui n’est pas dans notre mandat actuel. Chacun doit se sentir concerné et non pas seulement le CREG ou le Gicam ou le gouvernement. Nous souhaitons contribuer au débat sur cette question et nous sommes dans une dynamique d’écoute pour engranger, capitaliser les idées qui fusent. Sans doute reviendrons-nous sur ce travail pour l’améliorer compte tenu des réactions des uns et des autres. Peut-être qu’à l’occasion produirons-nous un autre volume, en allant plus loin par exemple dans les détails de type GAR (activité, résultat, effet, impact, budget, responsable, calendrier, etc.).

* André Fotso & Roger Tsafack Nanfosso : « 100 propositions pour l’émergence du Cameroun » Yaoundé, éditions CLE, 2014, 422 pages

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