Bruxelles donne de la voix

On disait le royaume affaibli, en proie au doute. En se faisant entendre sur la scène internationale, en prônant la morale en politique intérieure comme en diplomatie, le gouvernement a su gagner les faveurs des Belges.

Publié le 6 novembre 2003 Lecture : 8 minutes.

De tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves. On le savait depuis Jules César, mais on en a encore eu la confirmation au premier trimestre 2003, quand les dirigeants de la « petite Belgique » ont tenu tête à la « grande Amérique » sur le dossier irakien. Malgré des « pressions très dures de Washington », dixit Louis Michel, le vice-Premier ministre belge en charge des Affaires étrangères et des Réformes institutionnelles, Bruxelles a marqué son opposition à la doctrine de guerre préventive de George W. Bush. Et pas seulement en paroles. Mi-février 2003, les Belges ont posé leur veto à l’Otan et rendu impossible le déploiement en Turquie de renforts de l’Alliance atlantique destinés à préparer l’invasion de l’Irak par le Nord. Un geste qui leur a valu d’être traités de « chihuahuas à la solde de la France » par la presse américaine, mais qui ne les a pas empêchés de remettre les pieds dans le plat deux mois plus tard, en organisant, à Bruxelles, un minisommet avec la France, l’Allemagne et le Luxembourg, histoire de jeter les bases d’une défense européenne autonome. L’annonce, en septembre, de la création, toujours en Belgique, d’un embryon d’état-major européen a fini par faire sortir de ses gonds le porte-parole de la Maison Blanche, qui a ironisé sur les velléités d’indépendance des « fabricants de chocolats. » Manifestement, entre Washington et Bruxelles, il y a comme de la friture sur la ligne.
Les Belges auraient-ils « pété un plomb », comme le suggèrent les (nombreux) détracteurs de la diplomatie de choc défendue par Louis Michel ? Auraient-ils succombé au syndrome de Don Quichotte, en s’érigeant en justiciers sur la scène internationale sans en avoir les moyens, et en assénant des leçons de morale aux riches et aux puissants ? Comment ce pays de création récente (1830), traversé depuis l’origine par de profonds antagonismes linguistiques, a-t-il pu avoir le culot de promulguer une loi de compétence universelle autorisant ses tribunaux à poursuivre n’importe quel dirigeant du monde pour crime de génocide, crime de guerre ou crime contre l’humanité ?
Pour comprendre, un bref retour en arrière s’impose. Au milieu des années 1990, le plat pays chanté par Jacques Brel, miné par une crise morale et politique, a frôlé le naufrage. Travaillée par les tensions entre Flamands et Wallons, la Belgique s’est transformée en fédération en juillet 1993. Mais cette mutation, au lieu d’apaiser la querelle intercommunautaire, n’a réussi qu’à désorienter les sujets du roi Baudouin – la mort de celui-ci, un mois plus tard, les fragilisera un peu plus. Le lien national a en partie été dissous par la superposition de sept niveaux de décision : l’État fédéral, les trois régions (Flandres, Wallonie et Bruxelles-Capitale) et les trois communautés linguistiques (néerlandophone, francophone et germanophone). La révélation de scandales sexuels particulièrement odieux, comme l’affaire du tueur pédophile Marc Dutroux, a éclaboussé les rares institutions unitaires encore debout, à l’instar de la gendarmerie royale, restée longtemps passive après avoir été alertée sur les agissements du pervers, et la justice, qui n’a pas été capable de l’empêcher de s’évader brièvement du tribunal devant lequel il comparaissait. La divulgation des pratiques corrompues et mafieuses de la classe politique traditionnelle a ajouté au malaise : l’assassinat d’André Cools, ministre d’État et vice-Premier ministre, en 1991, s’est révélé avoir été commandité par un de ses adversaires politiques, Alain Van der Biest. Willy Claes, secrétaire général de l’Otan et ancien chef de la diplomatie du royaume, a été contraint à la démission en 1995 à cause de son implication dans une affaire de pots-de-vin versés aux partis politiques…
Sur le plan extérieur, la Belgique, ancienne puissance tutélaire dans la région des Grands Lacs africains, a essuyé revers sur revers. D’abord en se voyant chassée du Zaïre par un Mobutu capricieux. Ensuite en étant humiliée au Rwanda par le massacre de dix de ses parachutistes, tombés sous les balles des extrémistes hutus, en avril 1994. La Belgique a découvert avec stupeur qu’elle portait une part de responsabilité dans la dérive génocidaire de ses anciens colonisés : ce sont en effet les administrateurs belges qui ont inventé la carte d’identité ethnique en 1934, et qui, par la suite, ont monté les communautés tutsie et hutue l’une contre l’autre. Traumatisés, occupés à faire leur examen de conscience, les Belges ont opté pour le repli diplomatique et ont complètement abandonné la région aux appétits américains. Conséquence de la conjugaison dramatique de tous ces phénomènes : le pays entier s’est mis à douter de tout, y compris de l’utilité même de son existence.
Quand l’attelage formé par le Premier ministre Guy Verhofstadt et le vice-Premier ministre Louis Michel – deux dirigeants aux personnalités complémentaires et à l’action convergente – est arrivé aux commandes, en juin 1999, la Belgique se trouvait dans un état de décomposition avancée. Il fallait réagir, trouver une parade. Les deux hommes ont choisi de placer leur action sous le signe de la vertu, sur les plans intérieur et extérieur, pour restaurer la confiance dans les institutions et redorer un peu le blason de la classe politique. Il était indispensable et urgent de rendre un peu de leur fierté aux Belges, de les persuader que leur pays divisé pouvait encore jouer un rôle positif sur le terrain de la morale et sur celui du droit. Louis Michel, en faisant de l’éthique son cheval de bataille, a voulu montrer l’exemple et renouer avec une certaine tradition belge humaniste et avant-gardiste. Bruxelles n’est pas par hasard la capitale de l’Europe. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les hommes politiques belges ont fait le choix de la construction européenne. Paul-Henri Spaak ou Léo Tindemans comptent, au même titre que les Français Jean Monnet ou Robert Schuman ou que l’Italien Alcide de Gasperi, parmi les pères fondateurs de cet ensemble. Le renoncement au principe de neutralité, foulé aux pieds à deux reprises par les armées allemandes, en 1914 puis en 1940, qui constitue l’autre tournant décisif de l’immédiat après-guerre, s’est matérialisé par la conclusion du pacte de Bruxelles, en 1948, prélude à la création de l’Otan, dont le siège se trouve également à Bruxelles depuis 1966, date du retrait de la France du commandement intégré de l’Alliance.
Parallèlement, la Belgique a toujours oeuvré pour la création d’une défense européenne, démarche qui, ironie de l’Histoire, a longtemps été soutenue par l’Amérique, désireuse de voir émerger un allié européen puissant, capable de rivaliser partiellement avec l’Union soviétique. Enfin, grâce à son statut d’ancienne puissance coloniale, le royaume a pu bénéficier d’une influence plus importante sur la scène internationale. Marquée par son destin africain, la Belgique a commis des erreurs : paternalisme, ingérence, renforcement des divisions ethniques, etc. Des erreurs qu’elle entend maintenant corriger. La solennelle demande de pardon présentée à Kigali aux victimes du génocide, le 7 avril 2000, s’inscrit dans cette logique, assez inhabituelle en politique. La sincérité de Guy Verhofstadt, qui a tenu à faire personnellement le déplacement, ne fait aucun doute : avant d’accéder à la primature, il a présidé les travaux de la commission d’enquête parlementaire sur le Rwanda, expérience qui l’a profondément marqué.
La convergence entre les convictions personnelles des principales figures de l’exécutif et une stratégie politique réfléchie – remobiliser les citoyens autour de l’État en jouant à fond la carte de l’intransigeance dans la défense des grands principes – est à la base du succès de la diplomatie éthique estampillée Louis Michel. Le nouveau positionnement belge, très en pointe sur les dossiers délicats, a dessiné de nouvelles alliances au sein des Quinze de l’Union européenne. La gestion « dure » du cas autrichien, en février 2000, après la constitution à Vienne d’une coalition gouvernementale incluant le FPÖ du populiste d’extrême droite Jörg Haider, a beaucoup rapproché Bruxelles et Paris. La France et la Belgique parlent pratiquement d’une seule voix sur tous les grands sujets. Louis Michel ne fait d’ailleurs pas mystère de son admiration pour Jacques Chirac, ni de ses affinités avec Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères. Les deux pays sont aussi partenaires en Afrique, dans la région des Grands Lacs. Ils sont intervenus côte à côte à Bunia, capitale de la province congolaise de l’Ituri, en juin dernier, pour faire cesser les massacres interethniques qui ensanglantaient la ville (opération Artémis). Évidemment, cette lune de miel a eu des répercussions sur les relations belgo-américaines, mais, et c’est encore Louis Michel qui le dit, « ce n’est pas parce que l’on est un petit pays que l’on doit systématiquement s’aligner »…
On l’aura compris, à Bruxelles, le souci de cohérence politique prime désormais la défense à la petite semaine des intérêts égoïstes, le cynisme et les compromissions. La formule marche, et elle vaut une franche popularité à l’hyperactif ministre des Affaires étrangères de la coalition libérale-socialiste. Et, le jour où Guy Verhofstadt passera la main, Louis Michel pourrait très bien se glisser dans les habits de Premier ministre, un poste qui échappe aux francophones depuis 1973. On n’en est pas encore là. Confronté à une économie déprimée, le nouveau gouvernement (il a été reconduit pour quatre ans par les électeurs en mai dernier) doit prouver sa capacité à remettre le pays sur les rails. Tout en préservant les grands équilibres, notamment celui du budget, malgré la hausse programmée des dépenses sociales (+ 4,5 %) : avec une dette publique qui dépasse les 100 % du Produit intrieur brut (PIB), la Belgique n’a pas les moyens de jouer avec le déficit. Guy Verhofstadt et ses alliés ont promis la création de 200 000 emplois d’ici à 2008 (le taux de chômage avoisine 11,5 % de la population active).
Ils devront aussi, comme leurs devanciers, gérer, à défaut de pouvoir le régler, le très délicat contentieux communautaire. À la faveur de la fédéralisation, 60 % des compétences ont déjà été transférées aux régions. C’est encore trop peu aux yeux de beaucoup de Flamands. De fait, dans les provinces septentrionales du royaume, les électeurs, persuadés que leur région, très riche, aurait tout à gagner à une séparation pure et simple d’avec la Wallonie, sont de plus en plus nombreux à prêter une oreille complaisante aux sirènes ultranationalistes du Vlaams Blok. Ce parti, ouvertement raciste, a recueilli 18 sièges (sur 150) aux dernières élections législatives. Il a même réalisé un score de 33 % à Anvers, lors des municipales d’octobre 2000. Jusqu’à présent, la stratégie du cordon sanitaire mise en place autour de l’extrême droite a remarquablement fonctionné, et les formations de la droite classique, à l’instar du Parti social-chrétien, qui a longtemps dominé la scène politique nationale, ont toujours refusé de « pactiser avec le diable ». Le problème, c’est que même rejeté à la périphérie du pouvoir, le Vlaams Blok pèse, car il contamine insidieusement les autres formations flamandes, tentées par la surenchère. Et son discours teinté de xénophobie peut avoir un très fort écho de l’autre côté de la ligne de partage linguistique, dans les zones où les populations immigrées, originaires d’Afrique subsaharienne, de Turquie ou du Maroc, sont fortement représentées. Exemplaire sur la scène internationale, la Belgique doit composer au quotidien avec ses vieux démons à l’intérieur de ses frontières.

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