La note salée du Ramadan

Importations massives de denrées alimentaires, flambée des prix, administrations et entreprises fonctionnant au ralenti… Le mois de jeûne a un coût.

Publié le 7 novembre 2003 Lecture : 5 minutes.

Dans un discours prononcé le 5 février 1960, à trois semaines du ramadan, l’ex-président Habib Bourguiba invoquait l’exemple du Prophète Mohammed, qui avait ordonné la rupture du jeûne au cours de batailles susceptibles de mettre en danger l’islam, avant de lancer aux cadres de son parti, le Néo-Destour : « Moi aussi, je vous dis de ne pas observer le jeûne pour pouvoir affronter votre ennemi qui est la misère, le dénuement, l’humiliation, la décadence et le sous-développement… » Puis il avait ajouté, avec la verve provocatrice qu’on lui connaissait : « Au moment où nous faisons l’impossible pour augmenter la production, comment se résigner à la voir s’effondrer pendant tout un mois pour tomber à une valeur voisine de zéro ? Que vous soyez militaires, fonctionnaires ou étudiants, j’exige de vous de ne pas manquer à votre devoir. Les horaires administratifs et scolaires ne seront donc plus aménagés en fonction du ramadan. » Le « Combattant suprême », qui avait senti un certain agacement dans son auditoire, crut devoir préciser : « Je ne fais qu’interpréter le Coran. Telle est mon opinion personnelle. Si vous n’êtes pas convaincus, vous êtes libres de ne pas me suivre. »
En assimilant la non-observance du jeûne, l’un des principaux préceptes de l’islam, à une forme moderne du djihad (« guerre sainte »), l’ex-président ne pouvait manquer de choquer nombre de ses compatriotes. Douze jours après ce discours, des manifestations et des affrontements feront cinq morts à Kairouan, bastion de l’islam sunnite maghrébin.
Plus de quarante ans plus tard, la majorité des Tunisiens reste attachée à la pratique du jeûne, et le ramadan continue de rythmer la vie sociale. Le jeûne est rigoureusement respecté, du moins en public, sauf dans les établissements touristiques fréquentés par les Européens. Les restaurants sont fermés à midi. Chez les non-pratiquants, qui sont légion, l’observation extérieure du jeûne renforce le sentiment d’appartenance à la société et à la culture musulmanes. Pour boire un café ou fumer une cigarette, ils prennent le soin de se mettre à l’abri des regards.
N’en déplaise donc aux « bourguibistes », adeptes d’une modernisation à pas forcés, la pratique du jeûne n’a pas empêché les Tunisiens d’avancer sur la voie du progrès économique et social. On ne peut pas dire, toutefois, qu’elle les y a beaucoup aidés. Le mois sacré continue de poser de vrais problèmes pour les pouvoirs publics, obligés de s’organiser longtemps à l’avance afin de parer aux carences de la production locale. La cause de cette « mobilisation générale » : pour beaucoup de Tunisiens, le ramadan reste synonyme de repas gargantuesques et de longues veillées « sucrées et salées ». Les médecins, relayés par les imams, ont beau expliquer, à grand renfort de versets coraniques et de citations du Prophète, sur les ondes des radios, les écrans de télévision et dans les colonnes des journaux que le jeûne est un effort spirituel qui permet aux croyants de fortifier leur foi, peu de pratiquants respectent les appels à modérer la consommation. Ils ont même tendance à faire le contraire.
Selon les services du ministère du Tourisme, du Commerce et de l’Artisanat, la consommation augmente de 15 % à… 200 % selon les produits, et de 50 % en moyenne. Ainsi, la consommation d’huile s’accroît de 15 %, celle de lait de 37 %, celle de viandes rouge et blanche de 38 % à 55 %, celle d’oeufs de 60 %, celle de pain de 150 % et celle de conserves, notamment le thon qui sert à la préparation des fameux bricks, de 200 %. Les besoins en gaz butane, qui s’élèvent habituellement à 30 000 tonnes par mois, passent, au cours du ramadan, à 50 000 tonnes. On pourrait multiplier à volonté ce genre de statistiques.
Pour prévenir les situations de pénurie – propices à la spéculation – et leurs conséquences – la hausse des prix -, les services du département concerné ont dû importer, en août, 500 000 oeufs, qui ont permis de produire, en prévision du ramadan, 400 tonnes supplémentaires de viande de poulet. Ils ont dû aussi stocker quelque 50 millions d’oeufs, auxquels s’ajouteront les 103 millions d’oeufs qui seront produits au cours du mois. Pour ce qui est de la viande bovine, dont la production a connu une forte baisse durant les quatre dernières années à cause de la sécheresse, les importations devraient atteindre, d’ici à la fin du mois sacré, quelque 500 tonnes. Près de la moitié de cette quantité a été mise sur le marché dès la première semaine.
Il en va de même pour le lait. Les stocks, qui s’élevaient, à la veille du ramadan, à 10 millions de litres, devraient être consolidés par la production mensuelle, estimée à 20 millions de litres. Mais pour répondre à la hausse de la consommation durant le ramadan, l’État va devoir importer 10 millions de litres supplémentaires.
Les autres stocks constitués (9 500 tonnes d’huile industrielle et 3 800 tonnes d’huile d’olive, 15 000 tonnes de pommes de terre, 10 000 tonnes de riz, 360 tonnes de beurre, 1 000 tonnes de thon en conserves, 67 000 tonnes de grenades, 4 000 tonnes de raisins de table, 10 000 tonnes de pommes et 10 000 tonnes de poires, sans oublier les dattes, produit emblématique du mois sacré, dont la production de cette année est estimée à 110 000 tonnes) pourraient se révéler, eux aussi, insuffisants pour satisfaire la boulimie des consommateurs. Ainsi, par exemple, pour prévenir une baisse de l’offre de pommes de terre, dont les stocks de régulation ont été épuisés avant le début du ramadan, on a en importer 10 000 tonnes supplémentaires.
Malgré les efforts publics et privés pour assurer un bon approvisionnement du marché, les prix de certains produits augmentent fortement, provoquant les plaintes des consommateurs. Pour lutter contre la fraude, les services du ministère du Commerce exercent un contrôle accru sur les marchés de gros comme sur les commerces de détail. Durant le ramadan 2002, ils avaient dressé 11 000 contraventions, contre 6 500 une année auparavant.
Évidemment, ce pic de la consommation fait le bonheur des grandes surfaces comme des petits commerçants, dont les chiffres d’affaires grimpent en flèche. On ne peut pas en dire autant des pères de famille, dont le budget prend un sérieux coup. Ni des administrations publiques, qui fonctionnent au ralenti. Et encore moins des entreprises, qui enregistrent une forte de baisse de leur productivité. Celle-ci oscille, selon les secteurs, de – 30 % à – 50 % par rapport aux normes habituelles, qui sont déjà plus basses que dans les pays développés.
Pour faire face à cette situation, la plupart des patrons acceptent de réduire leurs objectifs. D’autres invitent leurs salariés à prendre leurs congés annuels. D’autres, enfin, profitent du ralentissement de l’activité pour mettre en route des travaux urgents. Tous, cependant, font contre mauvaise fortune bon coeur. Car, tout en redoutant les conséquences économiques du mois du jeûne, ils n’en apprécient pas moins l’ambiance festive et conviviale.

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