Jean-Claude Trichet

Publié le 7 novembre 2003 Lecture : 7 minutes.

Jean-Claude Trichet est un homme très courtois. Que vous entriez dans son bureau et il se lèvera, il se portera à votre rencontre, il vous indiquera un siège, il demandera de vos nouvelles, il attendra un peu avant d’en venir à l’objet de l’entretien. Son costume sera de fort bonne coupe, gris clair ou foncé selon la saison. La cravate viendra d’une marque réputée, genre Hermès, et la chemise osera la couleur, ce qui chez les banquiers est censé témoigner d’une décontraction de bon aloi. Il ne faudra pourtant pas vous y tromper. Cet homme si affable, qui a un faux air de Michael Douglas quand il sourit, est un coriace. D’apparence un diplomate, de tempérament un passionné, de conviction un croisé. La blague n’est pas sa tasse de thé ; il lui préfère l’ironie en demi-teinte. Il déteste les effets de manches, il croit au travail, à la loyauté et à l’autorité. Le nouveau président de la Banque centrale européenne (BCE) n’a jamais été un enfant de choeur.
À bientôt 61 ans – il fêtera son anniversaire en décembre -, le voilà devenu une incarnation de la finance internationale et un homme essentiel en Europe. C’est lui qui, depuis le 1er novembre, doit assurer l’indépendance de la Banque vis-à-vis des États, veiller au respect du pacte de stabilité qui oblige les nations membres de l’euro à maintenir leur déficit public sous la barre des 3 % de leur Produit intérieur brut, garantir la stabilité des prix, contrecarrer les éventuels réflexes nationalistes, soutenir la nécessité de réformes structurelles et préserver la santé de l’euro. Et ce, sauf accident, pendant huit ans, la durée de son mandat. En théorie pourtant, sa voix ne compte pas davantage qu’une autre au sein des dix-huit membres du Conseil des gouverneurs de l’institut d’émission (six membres du directoire et douze représentants des Banques centrales nationales). En théorie toujours, il devrait n’être que leur porte-parole. En fait, non seulement il incarnera l’institution, mais il devra lui donner une impulsion nouvelle dans un contexte économique difficile. Bref, la tâche ne lui manquera pas.
Ce qui n’est pas pour déplaire à Jean-Claude Trichet. Il a toujours travaillé, beaucoup et avec plaisir. Même si, a priori, l’administration n’aurait pas dû être son port d’attache. Car il naît dans une famille d’intellectuels. Le père est enseignant, normalien, ami de Pompidou et de Senghor. Lui rêve de mathématiques et veut être ingénieur. Il songe à Polytechnique, il décroche l’École des mines de Nancy. Au cours d’un stage dans une mine, à 20 ans, il découvre les conditions de travail des mineurs. Et, du même coup, la politique et la gauche. Il s’inscrit au PSU (Parti socialiste unifié), où il reste deux ans et rencontre Michel Rocard qui lui conseille de faire l’École nationale d’administration, l’ENA, qu’il intègre sur le tard, en 1969, à 27 ans.
Sa promotion, intitulée Thomas More en hommage à l’humaniste anglais, est très à gauche. Des assemblées générales ont lieu régulièrement ; elles sont violentes et se jouent à quelques voix près. Elles opposent moins la gauche à la droite que les modérés de gauche aux gauchistes. Au point que, pour la première fois, le 13 mai 1970, une section syndicale CFDT est créée dans l’école de l’élite administrative française par plusieurs élèves dont Marc Tessier, l’actuel président de France Télévisions, Jean-Paul Huchon, aujourd’hui président de la région Île-de-France et ancien directeur de cabinet du Premier ministre Michel Rocard, et Trichet. Au point aussi que, lorsqu’un commando gauchiste s’attaque à l’épicerie de luxe Fauchon, symbole de la société de consommation, et que des militants sont arrêtés, les élèves de l’ENA se mobilisent. Ils dénoncent non les « forces de police », mais « les forces de répression ». L’expression a été trouvée par Jean-Claude Trichet. Le gouvernement s’inquiète de voir ses futurs hauts fonctionnaires s’enflammer ainsi. Pour apaiser les esprits, la direction de l’école les emmènera prendre l’air une quinzaine de jours, en Bretagne ! À cette époque, Trichet, que certains surnomment « Justix » par respect tant il a le souci de l’équité, et par ironie, tant il aime juger, est déjà un garçon écouté.
La politique l’intéresse. Elle n’est pourtant pas, contrairement à tant d’autres énarques, sa véritable ambition. D’ailleurs, il s’en détache rapidement. Comme il est sorti de l’ENA dans les premiers rangs, il a choisi l’Inspection des finances, le corps le plus prestigieux de l’administration française. Il est vite repéré. En 1978, il rejoint l’Élysée de Valéry Giscard d’Estaing où il est chargé de l’industrie et de l’énergie. La victoire de Mitterrand en 1981 le chasse du palais présidentiel. Mais l’exil est doré : une sous- direction du Trésor au ministère des Finances lui est octroyée. Il pourrait y attendre des jours plus glorieux et en profiter pour savourer des bonheurs intimes. Sa famille, il est marié et père de deux enfants. Ses paysages préférés, notamment la région de Saint-Malo en Bretagne. Ses sports, le tennis et le ski. Ses plaisirs, comme de lire et de réciter de la poésie, Apollinaire, Baudelaire, Mallarmé, Saint-John Perse. Ses amis, tels les écrivains Alain Robbe-Grillet et Georges Pérec, ce dernier maintenant disparu. Ses goûts parfois surprenants – il adore par exemple les films de science-fiction. Car ce fort en thème est aussi un épicurien, amoureux des vins, et un homme qui fait confiance à ses intuitions. Oui, il pourrait se consacrer davantage à ces joies-là. Il y succombe modérément.
C’est d’abord un pragmatique, un homme d’action qui s’investit totalement dans ses postes. Alors, comme dans sa sous-direction il est chargé de l’international, il voyage, il rencontre les puissants du monde, il compare, il analyse. Et, comme toujours avec lui, on le remarque, on le récompense. Le voilà, en 1985, nommé par la gauche chef du service international au Trésor. Président du Club de Paris, il doit affronter une crise majeure, le règlement de la dette du Tiers Monde. Pouvait-on imaginer qu’il échouerait ? Il y gagne au contraire une nouvelle réputation. Puis, la France passant cette fois de la gauche à la droite, en 1986 il est le bras droit – son directeur de cabinet – du ministre de l’Économie et des Finances Édouard Balladur, avant d’être nommé, moins de deux ans plus tard, directeur du Trésor. De nouveau, la gauche est au pouvoir. Il est confirmé dans cette fonction primordiale dans l’État. Il y reste six ans et prend son véritable envol.
Il avait une réputation. Il obtient la consécration. Il était un fonctionnaire de très haut niveau. Il devient une célébrité, un mythe pour les uns, un cauchemar pour les autres. Pourquoi ? C’est qu’il est le défenseur intransigeant de la politique du franc fort, celle qui refuse la dévaluation, qui veut une monnaie crédible, une inflation faible, une politique de change stable, même si elle peut entraîner une explosion du chômage, voire aggraver la récession. Ce tenace diplomate en est convaincu : seule la rigueur peut sauver le franc, et, sans monnaie forte, pas de puissance. Il n’en démord pas. Durant cette période, il gagne des surnoms – « l’Ayatollah du franc fort » notamment -, apparaît comme un symbole, celui de « la pensée unique », et conquiert une autorité autant en France qu’à l’étranger. Aussi, quand, en 1993, il s’agit de désigner le gouverneur de la Banque de France, son nom s’impose. Il est nommé pour six ans.
Comme d’habitude, il se lance dans sa nouvelle mission avec foi et résolution. Le pouvoir politique a voulu que l’institution qu’il dirige soit indépendante. Eh bien elle sera indépendante ! Du coup, il agace, il gêne, et les Juppé, Sarkozy, Madelin et autres Séguin ne se privent pas pour critiquer son orthodoxie financière. Même Chirac, pendant la campagne présidentielle de 1995, rappelle en termes fort secs que Trichet n’a pas été nommé pour « indiquer au gouvernement quelle est la politique qu’il doit mener ».
Lui s’explique, tente de convaincre, mais ne cède pas : le courage ne lui manque pas. Et si les attaques le blessent, s’il supporte mal la critique, s’il est partisan du consensus, s’il a parfois du mépris pour ces politiciens décidément inconséquents, il cache son état d’esprit, soucieux à la foi d’être aimé et de poursuivre sa croisade. En tout cas, lui survit quand les politiques passent au gré des alternances, faux modeste et vrai pédagogue, serviteur sans trop d’états d’âme de l’État, qu’il soit de gauche ou de droite.
Pourtant, une aussi belle carrière aurait pu s’interrompre en juin dernier si la justice l’avait condamné. Car il était soupçonné d’avoir dissimulé, en tant que directeur du Trésor, la situation financièrement catastrophique du Crédit Lyonnais au début des années 1990. Dix ans de prison avec sursis avaient été requis contre lui. Le tribunal le relaxera. Pour Trichet, « père la rigueur », ce fut une épreuve. Il en reste une blessure.

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