La fracture

Selon un sondage commandé par la Commission de Bruxelles, 53 % des Européens estiment que l’Amérique « représente une menace pour la paix dans le monde ». Juste derrière Israël… Décryptage.

Publié le 7 novembre 2003 Lecture : 9 minutes.

«Le monde entier est contre nous et les Américains, et je suis fier d’être aux côtés des Américains(*). » Le vice-Premier ministre de l’État hébreu Ehoud Olmert ne croyait pas si bien dire. Aujourd’hui, George W. Bush et Ariel Sharon doivent se sentir un peu plus seuls : 59 % des Européens estiment en effet qu’Israël constitue une menace sérieuse pour la paix dans le monde, juste devant les États-Unis (53 %), ex aequo… avec l’Iran et la Corée du Nord. C’est le résultat le plus spectaculaire d’un sondage réalisé à la demande de la Commission européenne pour mieux cerner les attentes des citoyens des quinze pays de l’Union à propos de l’Irak. Le questionnaire, long d’une quinzaine de chapitres, comportait, en guise de conclusion, une liste de quinze pays, mêlant les États traditionnellement présentés comme « voyous » – Iran, Libye et Corée du Nord -, ceux qui sont perçus comme dangereux, même potentiellement – Pakistan, Arabie saoudite ou Chine -, et enfin les démocraties nucléaires du bloc occidental – États-Unis, Union européenne et Israël. Les enquêteurs de l’institut EOS Gallup Europe ont demandé aux 7 500 personnes de l’échantillon de répondre, pour chaque pays listé, à la question de savoir s’il constituait ou non une menace pour la paix dans le monde.
Pourtant, les autorités de Bruxelles se sont empressées de minimiser la portée des résultats du sondage, en expliquant que les questions avaient été mal formulées et les réponses surinterprétées. Gerassimos Thomas, le porte-parole de la Commission, est allé jusqu’à suggérer qu’il faudrait à l’avenir songer à « éliminer ce genre de questions », avant de concéder, face à l’insistance des questions des journalistes, que le sondage était « transparent ». Drôle de façon de commenter un travail mené avec toute la rigueur scientifique par un institut reconnu, filiale du numéro un mondial du sondage d’opinion, américain de surcroît !
L’embarras des responsables européens est cependant compréhensible. La publication de ce sondage pouvait difficilement plus mal tomber. Les relations entre l’Union européenne et Israël sont au plus bas depuis le début de la seconde Intifada. Les Européens, qui ne désespèrent pas d’infléchir la politique de l’État hébreu dans les Territoires occupés, voulaient profiter de la prochaine réunion du conseil d’association UE-Israël pour donner de la voix. Le rejet massif d’Israël exprimé par les sondés les place, paradoxalement, sur la défensive. Alors, pour éviter d’aggraver les choses, les politiques ont immédiatement marqué leurs distances. Franco Frattini, le ministre italien des Affaires étrangères, dont le pays assume actuellement la présidence tournante de l’Europe, a exprimé « sa surprise et sa contrariété pour le signal faussé découlant de ce sondage », et a tenu à affirmer qu’il ne reflétait pas la position de l’Union et n’aurait pas d’incidence sur sa diplomatie. Romano Prodi, le patron de la Commission, a fait part de sa préoccupation, et a condamné sans hésitation les résultats du sondage, qui peuvent prouver, selon lui, « l’existence d’un préjugé antisémite en Europe ». Pourtant, sauf à verser dans la démagogie, on ne voit pas très bien en quoi la réprobation massive exprimée par l’opinion européenne des agissements d’Israël pourrait constituer un flagrant délit d’antisémitisme. La dégradation de l’image d’Israël en Europe est la conséquence mécanique de la politique irresponsable menée par Ariel Sharon, et, avant lui, par Ehoud Barak et par Benyamin Netanyahou. La mise à mort du processus de paix, la reprise de la colonisation des territoires, la violence de la répression, l’isolement de Yasser Arafat, le massacre de Jénine, les assassinats extrajudiciaires, les destructions de maisons, l’érection du « mur de séparation », et, pour finir, le bombardement de la Syrie (qui a eu lieu peu avant le sondage) sont des raisons qui expliquent, bien davantage qu’un supposé antisémitisme européen, qu’Israël soit considéré aujourd’hui comme un État menaçant la paix dans le monde.
Au-delà de la controverse qu’il a pu susciter au moment de sa parution, ce sondage mérite que l’on y regarde de plus près. Car il constitue un révélateur parmi d’autres d’un profond glissement à l’intérieur de ce qui a jadis pu être désigné comme « le bloc occidental ». La fracture entre l’Europe et les États-Unis (auxquels il faut ajouter Israël) n’est plus une vue de l’esprit, mais une réalité. Que 53 % des Européens en viennent à regarder l’Amérique comme une nation dangereuse pour la paix dans le monde, alors que pendant plus d’un demi-siècle celle-ci a été – et reste, du moins sur le papier – la garante de la paix en Europe de l’Ouest, voilà qui devrait interpeller plus d’un commentateur. De part et d’autre de l’Atlantique, la méfiance a pris le pas sur l’incompréhension. La perception des enjeux et des menaces varie maintenant dans des proportions considérables. On le savait déjà au sujet de la guerre en Irak, ici, le sondage ne fait qu’apporter des confirmations. Les citoyens des quinze pays de l’Union portent un jugement sévère sur l’intervention américaine en Irak, qu’ils sont 68 % à condamner. Et 58 % des Européens souhaitent que les Nations unies (et non les États-Unis) pilotent la reconstruction de l’Irak. En revanche, appliquant en l’espèce le principe pollueur-payeur, ils sont une majorité (65 %) à vouloir que ce soient les Américains qui financent la réhabilitation du pays qu’ils ont détruit. Ils se prononcent aussi à 86 % en faveur du rétablissement rapide d’un gouvernement souverain en Irak, alors que les Américains parlent de perpétuer l’occupation pendant encore des mois, voire des années. S’agissant du « processus de paix » au Moyen-Orient, les Européens sont, dans leur écrasante majorité (81 %), demandeurs d’une implication supplémentaire de l’Union dans le règlement du conflit israélo-palestinien, implication dont ne veulent ni les Israéliens ni les Américains. Enfin, et c’est peut-être là le résultat le plus inattendu du sondage, 86 % des Européens désirent que les Quinze développent leurs relations politiques et culturelles avec les pays arabes. L’Europe ne recherche pas la confrontation, elle penche nettement pour le dialogue avec les Arabes et avec l’Orient. Au contraire d’une Amérique qui a de plus en plus tendance à considérer le monde arabe comme radicalement antagoniste. L’hostilité des Américains à l’égard des Arabes – relevée par le sociologue français Emmanuel Todd dans son dernier essai, Après l’Empire – a pour corollaire un soutien inconditionnel à Israël, le pays des pionniers, dépositaire, au même titre que l’Amérique des pères fondateurs, d’une mission divine, et situé, comme elle, aux avant-postes de « la guerre contre le terrorisme ». Ce soutien est maximal dans les milieux républicains et fondamentalistes chrétiens. Todd l’analyse comme une « contrepartie positive à la haine de l’islam et du monde arabe ». L’influence de cette vision se manifeste notamment dans l’approche très déséquilibrée outre-Atlantique de la question palestinienne. Si, en Europe, la sympathie va davantage aux Palestiniens qu’aux Israéliens, à l’inverse, aux États-Unis, seuls 13 % des Américains éprouvent des sentiments positifs à l’endroit des Palestiniens.
Les divergences euro-américaines en politique étrangère sont donc manifestes. L’attitude de l’administration Bush, qui a témoigné d’un mépris souverain pour l’opinion publique de ses alliés, a largement contribué à vider de son sens le concept de solidarité atlantique. La posture brutalement unilatéraliste des Américains a braqué les Européens. Même l’Allemagne, la nation pourtant la plus atlantiste, a fini par prendre avec éclat ses distances vis-à-vis de Washington. Et si les dirigeants européens, à l’exception notable de ceux de France, d’Allemagne, de Belgique et de Grèce, ont moins brillé par leur courage que par leur pusillanimité pendant la « phase diplomatique » du conflit irakien, les opinions publiques ont bruyamment fait savoir leur opposition à la logique de la guerre préventive contre Saddam Hussein. La mobilisation a connu son paroxysme le 15 février 2003, décrété Journée mondiale de la paix par les mouvements pacifistes. Ce jour-là, dix millions de manifestants ont défilé dans les rues des principales capitales européennes. Du jamais vu depuis la guerre du Vietnam. Mais, contrairement à ce qui avait cours dans les années 1960 et 1970, la contestation de l’hégémonie américaine ne se cantonne plus seulement aux aspects diplomatiques et militaires. Le mal est aujourd’hui plus profond. Les États-Unis, aux yeux de bon nombre d’Européens, sont en train de devenir un repoussoir, alors qu’ils ont su et pu, pendant près d’un siècle, incarner à la fois un rêve et un modèle de société. L’Amérique, sauf peut-être auprès du dernier carré des ultralibéraux, ne fait plus recette. Elle est devenue une société à deux vitesses, profondément inégalitaire et hyperviolente, où les armes sont en vente libre. La protection sociale, à laquelle les Européens restent viscéralement attachés, a été presque entièrement démantelée au profit de l’assurance individuelle. Le mythe de l’american way of life, si prégnant dans les années 1960, a du plomb dans l’aile. Il n’y a plus guère qu’auprès des nations fraîchement libérées du communisme de la « nouvelle Europe » qu’il conserve un certain crédit. Car ailleurs, l’Amérique, même si la fascination « culturelle » demeure, est maintenant perçue comme le pays de la malbouffe et des adolescents obèses. Quant à la démocratie… L’élection d’Arnold Schwarzenegger au poste de gouverneur de la Californie pourrait prêter à sourire si elle ne venait pas après celle, dans des conditions calamiteuses, de George Bush à la Maison Blanche. La présidentielle 2000 a mis en relief les tares profondes du système politique actuel des États-Unis : médiocrité des candidats, pouvoir sans limites de l’argent et des lobbies, importance de l’abstention, et tripatouillages en tout genre à la limite de la fraude à grande échelle, avec l’annulation des votes favorables au candidat démocrate Al Gore dans les bureaux de Floride.
Finalement, l’addition des divergences sociales et politiques aux contentieux diplomatiques fait que les Européens ont de plus en plus de mal à saisir les ressorts du comportement et du mode de fonctionnement des cousins d’Amérique. Ils redoutent, sans encore vraiment oser se l’avouer, d’être un jour victimes à leur tour de leur inquiétante imprévisibilité. Signe éloquent de cette défiance : la mise en place, par petites touches, d’une défense européenne autonome, défense qui avait d’abord été imaginée dans le cadre d’une alliance atlantique rénovée. L’Europe et l’Amérique de Bush sont censées partager des valeurs communes. Mais, en réalité, et le fait est flagrant depuis les attentats du 11 septembre, elles n’ont plus grand-chose à voir l’une avec l’autre. Bien plus que par de simples différences d’approche, elles sont séparées par des divergences de fond.
Reprenons pour résumer : sur le plan intérieur, les Européens sont opposés à la peine de mort et à la libre circulation des armes, alors que les Américains y sont favorables. Les Européens sont généralement partisans de la protection sociale, les Américains y sont allergiques. Les premiers sont devenus massivement a-religieux, les seconds versent dans la bigoterie et le manichéisme. Les Européens s’interdisent de mélanger politique et religion, chose que les Américains font en permanence. Sur le plan extérieur, les sociétés du Vieux Continent sont multilatéralistes, favorables à l’ONU, et n’envisagent le recours à la force qu’en dernière extrémité. Les Américains, au contraire, sont unilatéralistes, interventionnistes, partisans des guerres préventives, et cultivent un mépris sans limites pour les institutions onusiennes. L’environnement (le protocole de Kyoto), la justice pénale internationale, l’interdiction des mines antipersonnel ? Les Européens sont pour, les Américains contre. Ces derniers sont aussi hostiles aux dérogations aux droits des brevets et à la fourniture de médicaments génériques aux malades du sida. Et l’exception culturelle, défendue bec et ongles par les Européens, est regardée outre-Atlantique comme une aberration qui entrave la pénétration des films et séries télévisées US sur les marchés mondiaux.
Samuel Huntington avait raison de prophétiser un choc des civilisations dans le courant du XXIe siècle. Il s’est juste trompé de casting. Le choc, dont les prémices commencent à se faire jour, loin de ressembler à un affrontement généralisé entre l’Orient et l’Occident, est en réalité en train de prendre la forme d’un profond divorce au sein même du bloc occidental. Un divorce entre l’Europe et les États-Unis. Il n’est pas sûr que le monde gagne beaucoup au change…

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