Ambassadrice d’amour

La diva cap-verdienne est de retour avec un neuvième album, « Voz d’amor ». Rencontre avec une star qui déteste toujours autant les chaussures.

Publié le 7 novembre 2003 Lecture : 5 minutes.

Deux mois au Cap-Vert, quatre mois à l’extérieur. Le rythme est soutenu, et Cesaria Evora fatiguée, mais elle se plie sans rechigner aux exigences des tournées et des promotions. En cette fin de mois d’octobre, c’est Voz d’amor, son neuvième album, que la chanteuse est venue présenter au public français. « C’est un exercice sans lequel on ne peut pas faire carrière, explique-t-elle. Et puis, j’adore la scène et les studios. » Elle n’aime pas, en revanche, abandonner son île trop longtemps. Les deux jours les plus importants sont « le jour du départ et celui du retour, raconte-t-elle. Je quitte le Cap-Vert avec la sodade, la nostalgie ; je reviens avec la joie. C’est tout ce qui compte. »
Quand elle regagne São Vicente, l’île qui l’a vue naître en août 1941, à 400 kilomètres au large des côtes sénégalaises, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre dans les rues de Mindelo. Et chaque fois, l’interminable défilé reprend : au Cap-Vert, Cesaria est une véritable institution. « Entre les amis, les journalistes, les touristes que les agences de voyages envoient chez moi par autocar et les curieux qui ont entendu dire que ma porte était toujours ouverte, ma maison ressemble à un hall de gare. » Il y a aussi la famille, pour qui la chanteuse cuisine volontiers un traditionnel catchupa. Mais Cesaria ne se plaint pas. « J’aime les gens et ils me le rendent bien. » Même si, au final, elle se repose davantage quand elle est en tournée qu’à Mindelo. « La nuit, quand il y a encore du monde et que j’ai besoin de m’échapper, je pars en voiture. C’est parfois le seul moyen pour être tranquille. » Sa maison, située à quelques centaines de mètres du taudis qu’elle a habité jusque dans les années 1980, regorge de bibelots, de montres et de cadeaux en tout genre (« Je me souviens toujours de la personne qui me les a offerts », assure-t-elle). Au milieu de cette collection hétéroclite, ses disques d’or : « Il doit y en avoir une dizaine, mais je n’en suis pas très sûre, confesse Cesaria. Il faudrait que je recompte. »
Les quatre millions d’albums qu’elle a vendus à travers le monde ne lui sont pas montés à la tête. Fille illégitime d’un musicien et d’une cuisinière, Cesaria n’oublie pas d’où elle vient. À São Vicente, tout le monde l’a vue chanter pour quelques escudos dans les bars enfumés ou chez les notables locaux. Elle y a enregistré ses premiers 45 tours, et la radio locale a fait faire à ses mornas le tour du Cap-Vert. Cela non plus, elle ne l’oublie pas. « Je me fiche d’être une diva. L’important, c’est l’amour des gens qui m’entourent. » Cette simplicité est devenue, au fil des années, sa marque de fabrique. Un peu comme les grossières sandales de cuir qu’elle affectionne, justement parce qu’elle peut les retirer à tout moment et croiser ses pieds usés sous la chaise sur laquelle elle a pris place.
Elle est pourtant loin l’époque où la diva pocharde allait pieds nus, d’un piano-bar à l’autre, chanter pour une poignée de clients imbibés d’alcool. À 62 ans, la chanteuse a fini par s’assagir. Elle ne boit plus, mais déteste toujours autant les chaussures : elle aime sentir sous ses pieds la chaleur des pavés de Mindelo ; elle aime la brûlure du soleil sur sa peau. « Et les gens, les plages, les poissons, les fruits de mer, la vie nocturne », enchaîne-t-elle rapidement. L’énumération est décousue, la chanteuse s’en excuse : « Il faut y aller pour comprendre. »
La plupart des Cap-Verdiens, pourtant, ont choisi l’exil. Ils sont aussi nombreux à vivre à l’étranger que sur la dizaine d’îles que compte l’archipel (412 000 habitants). La pauvreté les a chassés d’un pays oublié des pluies et balayé par les vents. « C’était sur la route du Brésil, chante Cesaria. Passant sur les flots bleus / Voyant ma terre / J’ai crié ma sodade / Personne ne m’a entendue / Mes cris se sont perdus dans le vent / Mon coeur a pleuré / Il n’y a pas de chose plus triste / Que de passer tout près de son amour / Sans pouvoir l’embrasser » (Nha coração tchorá). Cesaria, elle, dit n’avoir jamais voulu quitter « ces petits bouts de rochers pelés » qui n’ont de vert que le nom. Elle a 45 ans la première fois qu’elle sort de son pays. Devenue globe-trotteuse pour les besoins de son nouveau statut de star internationale, elle n’oublie jamais d’où elle vient. « Le Cap-Vert est vert dans nos coeurs / La terre deviendra verte de nos mains pleines d’amour » (Jardim promedito).
De cette nostalgie mâtinée d’espoir est née la sodade, suave et nonchalante. « C’est un sentiment intraduisible, explique Cesaria. La sodade dit à la fois le départ et l’arrivée, l’amitié, le bonheur des retrouvailles et la douleur d’une dernière visite à l’hôpital. » Une somme d’émotions contraires dont le swing délicat, un brin rétro, ne saurait être réduit à la seule expression du regret mélancolique. D’ailleurs, affirme Cesaria, « je ne suis pas quelqu’un de triste ». Elle a même plutôt mauvais caractère et certaines de ses colères sont, aux dires de ceux qui la connaissent, mémorables : « Quand j’estime que quelque chose n’est pas fait correctement, je m’énerve. Mais je n’en suis pas folle pour autant. » D’un de ces coups de sang, Cesaria a fait une chanson. C’est la seule et unique fois où elle s’est improvisée compositeur : elle préfère chanter. Cesaria élude les questions techniques pour évoquer, un sourire aux lèvres, Amalia Rodriguez, Charles Aznavour, Billie Holiday, Oum Kalsoum ou Édith Piaf. Elle ne revendique qu’une seule influence, celle d’Eduardo, son « grand amour » : « Je lui dois beaucoup. Il jouait de la guitare et m’a toujours encouragée. C’est lui qui, le premier, m’a dit que j’avais une belle voix. »
Entre 1975 et 1985 pourtant, Cesaria déprime et renonce à la musique : « Marre de chanter gratuitement, sans que rien ne vienne. Certains ont dit que j’étais malade, d’autres que j’étais morte. J’étais simplement chez moi : je me reposais. » À grand renfort d’alcool et de cigarettes… C’était avant qu’elle ne rencontre José Da Silva, à Lisbonne, au milieu des années 1980. Lui, le jeune Français d’origine cap-verdienne, ancien aiguilleur de la SNCF, devient son mentor et producteur attitré. Il la convainc d’enregistrer La Diva aux pieds nus. Nous sommes à Paris, en 1988, et ce premier album distille des parfums de coladera-zouk. Depuis, la renommée de Cesaria Evora n’a cessé de croître. Sa voix légèrement voilée, ses pommettes saillantes et ses chaînes en or ont fait le tour du monde. Elle a aujourd’hui de l’argent, qu’elle distribue sans compter à ses petits-enfants, amis et voisins. Comme au temps où elle partageait avec les plus pauvres les quelques billets qu’elle avait en poche.
La voici maintenant ambassadrice du Programme alimentaire mondial (PAM), pour le compte des Nations unies. Une responsabilité qu’elle assume avec fierté, depuis le 18 juillet. Elle qui, il y a quinze ans déjà, a fait sortir le Cap-Vert de l’anonymat. « Représenter mon pays, cela ne me pèse pas puisqu’il m’a toujours soutenu. Je me sens cap-verdienne, africaine et européenne à la fois. Je suis de toutes les races. »

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