Solidement amarré à l’Afrique
Le groupe français est catégorique : il n’a nulle intention de se désengager du continent. Au contraire.
Il est des titres de presse qui ont le don de fâcher ! Dans J.A.I. n° 2320, nous annoncions que le groupe Bolloré était sur le point de céder à l’armateur français CMA-CGM l’ensemble de ses navires regroupés au sein de la société Delmas. Une cession qui intervenait après l’abandon des activités tabac en 2001, de négoce de café-cacao en Côte d’Ivoire, puis de l’exploitation forestière au Cameroun en 2004. Et nous nous interrogions sur les implications de cette stratégie sous le titre « Bolloré : out of Africa ? ».
Derrière cette « formule choc », l’article en question décryptait la fin « d’une logique d’entreprise, celle de l’intégration des activités de production agricole, de commercialisation et de transport, qui avait permis à Vincent Bolloré de bâtir un empire au sud du Sahara dans les années 1990 ». Et ce au profit du pôle communication-médias, dévoreur de cash, où le groupe a investi quelque 500 millions d’euros sur les deux dernières années, avec notamment le lancement de la chaîne de télévision Direct 8 et la prise de contrôle du groupe publicitaire Havas.
Le 5 septembre, la vente de Delmas, dont les actifs ont été estimés à 494 millions d’euros, était confirmée. En 2004, cette filiale affichait un chiffre d’affaires de 730 millions d’euros, soit 13 % de l’ensemble du conglomérat et 8 % du résultat net consolidé. Quelques jours plus tard, le vice-président du groupe, Michel Roussin, passablement agacé, fait savoir qu’il n’est pas question de quitter le continent. « Nous ne partirons pas d’Afrique où nous investissons 100 millions d’euros par an, où nous sommes le plus gros employeur français et même européen, a-t-il affirmé. La cession du maritime nous permet de nous renforcer sur d’autres activités. » Et Gilles Allix, le directeur général adjoint chargé de l’Afrique, de préciser : « Nous nous recentrons sur la logistique, le transport terrestre et la gestion des terminaux portuaires, autant de secteurs sur lesquels nous sommes leaders. Nous avons laissé le tabac pour une question d’image, le bois car nous étions critiqués et le café-cacao parce que ce n’était pas l’un de nos métiers historiques. Avec ses 55 navires et sa 23e position mondiale, Delmas était par ailleurs trop petit sur la carte maritime. » Avec sa nouvelle acquisition, le groupe marseillais CMA-CGM est à présent le numéro trois mondial.
Ce revirement stratégique a été pour une large part provoqué par la privatisation des ports engagée dans les années 1990. « Le développement du fret en conteneurs a nécessité de très lourds investissements. Les États n’en avaient pas la capacité financière », explique Gilles Allix. Le tout dans un contexte favorable de forte croissance du transport maritime et donc des activités portuaires. L’Afrique n’a pas échappé à cette tendance. En très peu de temps, l’industriel français a raflé cinq concessions portuaires, le plus souvent en partenariat avec le concurrent danois Maersk Sealand : Cotonou (Bénin) et Douala (Cameroun) en 1998, Abidjan (Côte d’Ivoire) en 2004 et enfin, tout dernièrement, Tema (Ghana) et Tincan (Nigeria). Dans la capitale économique ivoirienne, la concession pour quinze ans du terminal à conteneurs, négociée de gré à gré, a suscité quelques polémiques. « Il n’y a jamais eu de problèmes, nous avons seulement été pris dans l’agitation politique du pays », préfère-t-on retenir dans les bureaux du siège parisien, qui annonce 50 millions d’euros d’investissement pour la modernisation des installations : « En dépit d’une baisse des exportations de coton au profit d’Accra et de Dakar, les volumes sont restés importants, et Abidjan demeure un port performant en eau profonde, ce qui est rare dans la sous-région, avec des rendements au niveau européen. » Abidjan a vu son trafic passer de 1,5 million de tonnes en 2001 à 201 000 tonnes en 2003, avant de commencer à se redresser en 2004, à 492 000 tonnes. Le Ghana « devient une nouvelle porte d’entrée en direction du Mali et du Burkina. Quant à Lagos, le potentiel de Tincan est très élevé du fait de l’engorgement dans le port d’Apapa, où l’attente dépasse parfois vingt jours. » Les investissements annoncés au Nigeria avoisinent 30 millions d’euros sur deux à trois ans. Au total, grâce à ce maillage portuaire, 75 % du coton africain exporté, 65 % du café-cacao et 50 % des bois débités passent entre les mains des manutentionnaires et transitaires Bolloré. À l’avenir, Dakar, Pointe-Noire, Libreville et Mombasa pourraient susciter toutes les convoitises. « Chaque fois qu’un appel d’offres est lancé, nous sommes candidats. Une équipe de collaborateurs sera à New York au début du mois d’octobre au siège de la Banque mondiale pour aborder ces dossiers », annonce Michel Roussin.
Très présent sur les quais, Bolloré se veut aussi incontournable en matière de transport terrestre, avec ses filiales SDV, achetées en 1991, et Saga, en 1996. En soutien logistique auprès de la Mission des Nations unies en République démocratique du Congo (Monuc), mais aussi du Programme alimentaire mondial (PAM) au Liberia et en Sierra Leone, le groupe international cherche avant tout à tisser sa toile sur le continent. Pour cela, priorité est accordée aux « corridors », des routes commerciales qui assurent dans les meilleurs délais le fret marchandises depuis et vers les ports. Que ce soit en camions, avec des barges fluviales, ou bien encore par trains. En Afrique de l’Est, ces corridors relient le port de Mombasa à Juba (Soudan), Kampala (Ouganda), Kigali (Rwanda) et Bujumbura (Burundi). En Afrique australe, la liaison permet de joindre le port de Beira (Mozambique) à Harare (Zimbabwe), Lusaka (Zambie) et Lubumbashi (RDC). En Afrique centrale, les marchandises transitent entre Pointe-Noire et Bangui (Centrafrique), mais aussi entre Douala et N’Djamena (Tchad). Enfin, en Afrique de l’Ouest, ce flux logistique vise à assurer une continuité entre Dakar et Bamako (Mali), mais aussi entre Abidjan et Ouagadougou (Burkina) depuis la reprise de la voie ferrée entre les deux capitales (Sitarail). Un dispositif dont la synergie paraît évidente malgré les aléas politiques. Insatiable, mais prudent, Bolloré n’a à ce jour plus donné suite à l’appel d’offres lancé à Brazzaville en 2001 pour la reprise de la ligne de Chemin de fer Congo-Océan (CFCO). Le coût de la mise en concession était initialement estimé à 25 milliards de F CFA (38,1 millions d’euros), mais la réhabilitation de la ligne est « trop coûteuse et la sécurité n’est pas assurée », affirme Michel Roussin, faisant allusion à la situation dans la région du Pool.
Les ports, le transport terrestre, Bolloré en Afrique ne rechigne pas non plus à gratter le sous-sol. Ou plutôt à suivre ceux qui prospectent, alléchés par les bonnes odeurs de pétrole et de minerais. Logisticien sur le pipeline reliant le champ pétrolifère tchadien de Doba au port camerounais de Kribi, l’investisseur français ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Les projets et les implantations déjà effectives ne manquent pas. Cela va des mines de cuivre en Zambie et en RDC, d’or en Tanzanie, au Ghana ou au Mali, des gisements de fer en Mauritanie et de nickel à Madagascar… Sans oublier plusieurs forages pétroliers au Nigeria et en Guinée équatoriale notamment. À chaque fois, le groupe intervient pour assurer l’approvisionnement des chantiers, la maintenance et l’exploitation des sites de production.
Sans compter les plantations horticoles au Kenya, Bolloré en Afrique c’est 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires, soit 25 % du total généré par les différentes activités du groupe. Contre 30 % en 2001. La baisse est réelle mais pas suffisamment lourde pour tirer des conclusions sur le désengagement du groupe en Afrique. En revanche, il va être très intéressant d’observer avec attention où seront investis les 102,8 millions d’euros de plus-value obtenus par la vente de Delmas, après un désendettement chiffré à 378,6 millions d’euros.
« Une partie sera pour nous », préfère se rassurer Gilles Allix. « Vincent Bolloré n’a jamais freiné ses efforts pour le continent et n’a pas changé de cap », renchérit Michel Roussin. Il est sans doute préférable d’attendre et de juger sur pièces les premières décisions de l’homme d’affaires, en général très avisé pour placer au mieux son argent. Pour l’instant, Vincent Bolloré, actuel président de Havas, semble surtout accaparé par la recomposition du paysage publicitaire mondial, le lancement de sa voiture propre, la Blue Car, et la destinée du dernier-né, la chaîne de télévision Direct 8.
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