L’équipée sauvage

L’intrusion de la guerre civile dans un village africain jusqu’alors figé dans des temps immémoriaux.

Publié le 10 octobre 2005 Lecture : 3 minutes.

La Camerounaise Léonora Miano ressemble un peu à son héroïne, Ayané, partie elle aussi de son petit village d’Eku, perdu dans la brousse, pour étudier en France. Mais un jour, Ayané revient afin d’accompagner sa mère dans le domaine des morts. Une fois de plus, elle se heurte à l’hostilité de son clan. N’a-t-elle pas toujours été considérée comme une sorcière, elle dont la mère est une étrangère ?
Avec des phrases courtes, cousues de mots simples mais incisifs, Léonora Miano décrit, dans L’Intérieur de la nuit, le quotidien de ce village qui semble figé dans des temps immémoriaux. Là-bas, on sait à peine que le pays est ravagé par une guerre civile. Et le bruit d’un moteur s’apparente au cri d’une bête sauvage sorti du tréfonds des contes où démons et esprits s’entrechoquent. On s’applique à ne pas se poser de questions et à effectuer, chaque jour, les mêmes gestes, las mais vitaux.
Quand Ayané débarque avec ses jeans, elle oublie les codes les plus élémentaires qui régissent sa communauté. Peu importe, elle n’a qu’un désir : repartir au plus vite. « Ce n’était pas tellement qu’elle aimait la France. C’était seulement un endroit où elle avait quelque chose à faire, des études à terminer. » Il lui faudra attendre que la nuit tombe pour tenter une échappée. Mais quel chemin choisir ? Les miliciens sont souvent postés le long de la route. Et la ville de Sombé, à trois heures de marche, bruisse de rumeurs selon lesquelles ils installeraient aussi leurs camps dans la brousse. Ayané grimpe alors sur la plus haute branche du manguier sous lequel a été creusé le puits d’Eku. De là, elle attend que la pénombre engloutisse les collines alentour, quand un bruit sourd se produit. « La terre était prise de spasmes. C’était un gigantesque hoquet, inattendu dans une région qui ne connaissait pas de tremblements de terre. » Les villageois ne comprennent pas tout de suite qu’il s’agit des pas des miliciens qui approchent. Pourtant, « leur cadence rappelait celle des tambours funéraires ». Tous ont appris à cohabiter avec ce danger proche, que seules font surgir les forces de l’au-delà.
Quand l’équipée arrive enfin, il est l’heure de dîner. Ces hommes armés de lanternes et de fusils ne parlent pas la langue d’Eku. Alors ils choisissent de s’exprimer dans la langue des Blancs. Le chef de la troupe a les yeux et les lèvres aussi rouges que du piment. Drogué aux rêves et à l’iboga, il va minutieusement orchestrer cette nuit de l’horreur, où tout va basculer. Les villageois vont essayer de l’oublier, en interdisant à quiconque ayant assisté à cette macabre rencontre de l’évoquer. « Leur silence et leur apparente absence aux événements étaient aussi la mort. C’était l’écrasement définitif d’existences qui n’étaient déjà qu’un cortège de jours sans joie ni lumière », écrit Léonora Miano. Ayané, elle, restera hantée par ce qu’elle n’a pas entendu, mais qu’elle a deviné sans le voir. Du haut de son manguier, impossible de suivre précisément le terrible rituel qui s’est déroulé sur la place du village. Elle n’est sûre que d’une chose : ce cri aigu qui fendit la nuit et s’imprima à jamais dans sa mémoire.
Au fil du récit, la romancière semble s’approprier la colère de son héroïne. Sans jamais tomber dans les clichés, elle oscille entre tolérance et incompréhension furieuse. La fin du livre est scandée par la rancoeur, et les mots sont empreints de dégoût et de mépris – « cette connerie de communion » ou encore « le temps pour eux, c’était le passé qu’on se racontait un peu comme des fables au coin du feu ». Léonora Miano semble tourmenter sa propre conscience en confrontant les discours d’Ayané à ceux de sa vieille tante Wengisané. « « Ces gens sont des analphabètes, et lorsqu’on n’est pas instruit, on se soumet toujours à la raison du plus fort », prétend Wengisané. Ayané ne fut pas convaincue. Pour elle, la morale n’avait rien à voir avec l’instruction. » Dans ce premier roman, Léonora Miano pointe du doigt le mal de l’Afrique contemporaine.

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