L’Histoire en marche

Au terme d’une longue gestation, les négociations d’adhésion d’Ankara à l’Union européenne se sont enfin engagées.

Publié le 10 octobre 2005 Lecture : 5 minutes.

Le 3 octobre, juste avant minuit, heure de Londres… Harassé mais heureux, Jack Straw, le ministre britannique des Affaires étrangères, peut se targuer d’avoir rempli sa mission. C’est en effet sous les auspices du Royaume-Uni, qui assure la présidence tournante de l’Union européenne (UE), que les négociations d’adhésion de la Turquie peuvent enfin s’engager. La portée historique de l’événement a failli passer inaperçue tant on aura frôlé le pire. Jusqu’au dernier moment, les Britanniques auront ferraillé pour rapprocher des positions inconciliables, allant jusqu’à solliciter ce qu’ils voulaient précisément éviter : une intervention des Américains dans des affaires strictement européennes.
Jusqu’au dernier moment, alors que les réticences françaises, grecques et chypriotes s’étaient tues, les Autrichiens, dont l’opinion est de loin la plus hostile à la candidature d’Ankara (80 %, contre 52 % dans l’ensemble de l’UE), se seront livrés à une résistance acharnée. Côté turc, où la pression nationaliste est forte, notamment sur la question chypriote, et où la population, lasse d’essuyer des rebuffades, porte de moins en moins l’UE au pinacle, on faisait aussi monter les enchères. Le ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül menaçait de ne pas prendre l’avion pour Luxembourg tant qu’un accord n’était pas trouvé. Et Premier ministre Recep Tayyip Erdogan fustigeait, devant les cadres de son parti, réunis à Kizilcahamam, à 80 kilomètres d’Ankara, « l’immaturité » d’une UE réduite à un « club chrétien ».
Déjà, le 29 septembre, les ambassadeurs des États membres n’avaient pu s’entendre sur le cadre et les principes directeurs des négociations d’adhésion. Réunis en session extraordinaire le 2 octobre, les ministres des Affaires étrangères de l’UE se sont à leur tour retrouvés confrontés à un remake du siège de Vienne de 1683, les Autrichiens (catholiques) continuant, seuls et contre tous, à tenir tête aux Turcs (musulmans et… ex-sujets ottomans) !
Au plus fort de la bataille, la Turquie a obtenu des États-Unis des garanties pour sa sécurité, et l’Autriche une concession de taille de ses partenaires européens sur le dossier croate. Soumis à la pression de son armée, le gouvernement turc s’inquiétait en effet de voir figurer, dans le mandat de négociation, un article susceptible de permettre à la République de Chypre d’adhérer à l’Otan. L’impasse fut telle que les Britanniques durent, au risque d’irriter les autres États membres, appeler Washington à la rescousse. Seul un énergique coup de fil de la secrétaire d’État Condoleezza Rice au Premier ministre turc et au président chypriote est parvenu à convaincre Ankara d’accepter l’accord. Lors de leur entretien téléphonique, Rice a confirmé à Erdogan qu’il n’y avait aucun lien entre les processus d’adhésion à l’UE et à l’Otan et, qu’en outre, Nicosie ne demanderait pas à intégrer cette organisation.
L’Autriche, elle, a fini par arracher à ses partenaires européens une ouverture de négociations d’adhésion à l’UE pour son alliée, la Croatie. Cette dernière avait été recalée en mars dernier pour son manque de coopération avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) à qui elle refusait de livrer l’un de ses ressortissants, le général Ante Gotovina, accusé de crimes contre l’humanité. Les Européens, qui s’étaient jusque-là refusés à lier les dossiers turc et croate, ont fini par s’incliner, le 3 octobre, en prenant connaissance du rapport de Carla Del Ponte. Dans ce texte, qui tombait à point nommé, l’intraitable procureur du TPIY s’est montrée, contre toute attente, très élogieuse à l’égard de Zagreb…
Une fois ces apparences – à peu près – sauves, l’Autriche a pu lâcher du lest sans perdre la face. Elle a enfin cessé d’exiger que l’accord du 3 octobre mentionne une « solution alternative » à l’adhésion au cas où la Turquie ne remplirait pas tous les critères que l’on attend d’elle. Ainsi, le gouvernement turc, dont l’opinion aurait rejeté avec rage une « solution alternative » ou un simple « partenariat privilégié », a pu, la tête haute, présenter à son pays un texte stipulant que « l’objectif commun des négociations est l’adhésion ».
Côté européen, on s’est prémuni en précisant qu’il s’agit d’un « processus ouvert dont l’issue ne peut être garantie à l’avance » et, qu’en cas d’échec, la Turquie devra être « pleinement ancrée dans les structures européennes par le lien le plus fort possible » sans que ce lien soit clairement défini. Pas davantage, d’ailleurs, que les « capacités d’absorption » de l’Union, qui devront être évaluées au moment de l’entrée d’Ankara dans le « club ».
Pour montrer qu’il a bien compris la règle du jeu, le Premier ministre Erdogan s’est gardé de céder à l’euphorie et a déclaré que le plus dur restait à accomplir. Il sait qu’on attend de son gouvernement l’adoption d’un grand nombre de réformes (économiques, sociales et politiques), ainsi que leur application concrète, qui laisse souvent à désirer, notamment en matière de respect des droits de l’homme, des minorités ou de liberté d’expression. L’accord du 3 octobre précise d’ailleurs que les négociations pourront être interrompues en cas de « violation grave et persistante » de ces principes.
Erdogan sait aussi qu’on attend de son pays des gestes diplomatiques : l’application de l’accord de libre-échange (et donc l’ouverture de ses ports et de ses aéroports) à la République de Chypre, et, à terme, la reconnaissance de cet État dans le cadre d’une solution négociée. Ou encore la reconnaissance du génocide arménien de 1915, obstinément nié depuis des décennies. Sur le premier point, le gouvernement turc promet une très prochaine initiative de Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies. Sur le second, comme l’a démontré la tenue, en septembre, à Istanbul, d’une conférence internationale sur « la question arménienne », on s’achemine, bien que timidement et très lentement, vers un réexamen critique de l’histoire officielle et vers la levée d’un tabou.
Mais si Abdullah Gül estime déjà que « d’ici à dix ans, la Turquie sera un tout autre pays », il ne pourra plus se contenter de le promettre. Il faudra le prouver, en conformant la législation nationale à « l’acquis communautaire ». Pendant plusieurs mois, les Vingt-Cinq passeront au crible trente-cinq chapitres, allant de la liberté de circulation des biens et des personnes à la culture, ou de la sécurité alimentaire à la politique étrangère. Ces chapitres ne seront refermés qu’une fois tous les objectifs atteints et pourront être réexaminés à tout moment en cas de manquements. L’examen des deux premiers, « Science et recherche » et « Éducation et culture », débutera les 20 et 26 octobre.
La vision stratégique d’une Europe ouverte sur le monde l’a emporté sur les enjeux de politique intérieure et les arrière-pensées électorales. Mais la multiplication des conditions posées à la Turquie, l’âpreté des discussions et la valse-hésitation du président français Jacques Chirac (d’abord partisan de la candidature turque, puis réticent après l’échec du référendum sur la Constitution européenne, et redevenu son champion depuis le 3 octobre) laisseront des traces. Elles devraient continuer à peser tout au long du processus d’adhésion de la Turquie, c’est-à-dire pendant dix à quinze ans… Et même dès janvier 2006, puisque ce sera alors au tour de l’Autriche d’assurer la présidence de l’Union. La visite à Ankara du commissaire européen à l’Élargissement, Olli Rehn, devrait, du moins dans l’immédiat, mettre du baume au coeur des Turcs. Lesquels ont déjà fait savoir qu’ils comptaient bien conquérir celui des Européens.

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