Les prix Nobel se mondialisent

Malgré la médaille du chimiste français Yves Chauvin, l’Europe est à la traîne. L’Afrique et l’Asie restent encore sous-représentées.

Publié le 10 octobre 2005 Lecture : 7 minutes.

L’Europe se donne jusqu’à 2010 pour devenir la première économie mondiale de la connaissance. Pour la réalisation de cet ambitieux objectif imposé par les incertitudes de croissance et la persistance générale du chômage, le Conseil européen réuni à Bruxelles a enjoint à tous les pays membres de « développer la recherche, l’éducation et l’innovation sous toutes les formes » et par tout moyen : public et privé. Le besoin s’en fait sentir. On en prendra pour seul exemple, édifiant et même emblématique, la répartition des prix Nobel. Depuis leur création en 1901 – et pendant toute la première moitié du XXe siècle -, l’Europe domine largement cette compétition mondiale de l’excellence grâce à l’Allemagne, qui impose sa suprématie dans tous les domaines avec 30 % des 103 Nobel scientifiques et 5 Nobel de littérature. La France est déjà à la traîne avec 18 récompenses seulement, en physique, chimie, médecine. Elle ne l’emporte qu’en littérature, où elle obtient six prix.
Avec la guerre et la formidable stimulation de la construction d’une puissance militaire (alors qu’en 1942 encore certaines unités américaines s’entraînaient avec des fusils de bois), les États-Unis ravissent à l’Europe une prééminence qu’ils ne cesseront d’améliorer : 162 prix scientifiques, pour 14 seulement avant le conflit. Dans la supériorité occidentale où se retrouvent les mêmes quatre grands compétiteurs, l’Allemagne et la Grande-Bretagne tiennent encore leur rang avec respectivement 55 et 67 prix, la France arrive en dernier avec 24 distinctions espacées de longues périodes d’exclusion. Il faut remonter à 1992 et 1997 pour les derniers prix français de physique (Georges Charpark et Claude Cohen-Tannoudji), à 1980 pour un Nobel de médecine (Jean Dausset), à 1987 pour un Nobel de chimie (Jean-Marie Lehn) auquel vient s’ajouter le couronnement tardif d’Yves Chauvin pour ses travaux des années 1970.
En économie, la France échappe de peu au zéro pointé avec une seule distinction pour Maurice Allais en 1988. Elle s’honore, en revanche, de neuf Nobel de la paix depuis que Frédéric Passy a inauguré le prix en 1901 (qu’il partageait avec le Suisse Henri Dunant, fondateur de la Croix-Rouge). Elle préserve surtout, avec 13 Nobel de littérature, la suprématie qu’on lui reconnaît depuis le siècle des lumières dans le rayonnement culturel international.
On objectera qu’il existe des milliers d’autres prix scientifiques ou culturels dans divers pays du monde – 3 000 pour la seule Amérique du Nord. Mais il n’en est aucun de plus prestigieux que le Nobel. Prophète et précurseur de la mondialisation des savoirs, Alfred Nobel avait compris avec une intuition visionnaire que ses prix deviendraient les indicateurs incontestés des rapports de force scientifiques et culturels entre les nations, plus encore qu’entre les lauréats, et s’imposeraient comme une sanction de la politique des gouvernements dans ces domaines. C’est dans cet esprit que l’académie suédoise décida en 1968 de créer un Nobel d’économie.
L’Europe décline dans l’attribution des récompenses depuis 1901. La France elle-même subit cette spirale descendante : 45 Nobel seulement en un siècle, dont 21 depuis 1941. Pendant la même période, la Grande-Bretagne en remporte 73 et l’Allemagne 64. Les États-Unis poursuivent leur foudroyante progression : 210 Nobel à eux seuls, en face des 197 que se répartissent dix-sept pays d’Europe. Une Europe pourtant aussi peuplée que l’Amérique, presque aussi riche, dotée d’un niveau d’éducation souvent plus élevé, et qui ne compte pas moins de laboratoires ni d’universités.
Sur les raisons de l’avance américaine, Jean-Claude Casanova souligne l’essentiel en quelques lignes : par rapport à l’Europe, une meilleure organisation des universités et de la recherche dans un système différencié et compétitif bénéficiant de financements abondants et divers ; par rapport à la France, le handicap s’aggrave d’un échec politique, puisque la recherche et les universités y dépendent exclusivement de l’État.
Les prix d’excellence ne vont pas aux moins bons élèves de la classe. Si le nombre de nos publications scientifiques nous classe encore au cinquième rang mondial, elles ne représentent que 5 % du total et nous rétrogradent au dix-huitième rang dans les statistiques par habitant de la Commission européenne. La crise de la recherche en France a eu au moins l’avantage de faire sortir les savants de leur silence et même de les faire descendre dans la rue pour clamer leur crainte et leur indignation aux oreilles des politiques. Le grand patron pneumologue, Philippe Even, se réfère lui aussi, pour en juger, aux palmarès des Nobel. Sur 73 Nobel de physiologie, de médecine et de chimie touchant à la biologie décernés depuis 1983, 46 l’ont été aux États-Unis, 8 à la Grande-Bretagne, 7 à l’Allemagne, 3 à la Scandinavie, 2 à la Suisse, au Japon, à Israël et au Canada, 1 à l’Australie, aucun à la France. Sur 44 « médailles Fields » en revanche, ce « Nobel des mathématiques » gravé à l’effigie d’Archimède, 8 l’ont été à des Français, brillants seconds derrière les Américains. « Probablement parce que les mathématiques sont protégées des malfaisances de l’administration », ironise cruellement Philippe Even, avant de souligner que la plupart de nos Nobel étaient des francs-tireurs qui travaillaient dans des structures privées ou autonomes. François Jacob, Jacques Monod, André Lwoff à l’Institut Pasteur ; Jean Dausset à Saint-Louis ; Pierre-Gilles de Gennes à l’École de physique et chimie ; Georges Charpak au Cern de Genève ; Claude Cohen-Tannoudji dans les laboratoires de l’École normale supérieure. Aucun prix, en revanche, pour les 8 000 chercheurs et enseignants-chercheurs de l’Inserm, du CNRS ou des grandes universités nationales. Philippe Even s’inquiète, comme tous ses confrères, du sort de nos jeunes chercheurs, menacés de coupes budgétaires et de réductions de postes. Beaucoup d’étudiants, comme leurs aînés, iront donc chercher aux États-Unis ce qu’ils ne trouvent pas dans leur pays. Mais à en croire un autre savant français, Luc Teyton, ils n’y vont plus aujourd’hui avec le même état d’esprit : « Une grande partie de ceux qu’on accueille ici pour un stage post-doctoral n’aspirent qu’à la semaine des 35 heures et aux longs week-ends qu’ils ont hâte de retrouver. L’un de mes collègues américains les appelle des professional tourists. »
Ce que la France ne veut, ou ne peut pas, entreprendre seule pour sortir d’une crise depuis longtemps sans issue devra-t-elle s’y obliger par le biais de ses engagements européens ? On note une frappante et prometteuse concordance entre les propositions des différents manifestes de chercheurs français et les récentes décisions du Conseil de Bruxelles pour rétablir l’Europe dans sa suprématie scientifique et culturelle de la première moitié du siècle. Les protestations de « volontarisme », alibi fréquent en politique des carences de volonté, n’y suffiront pas. Pour combler le retard de l’Europe sur les États-Unis en matière de développement, estimé à 130 milliards de dollars par an (15 milliards d’euros pour la France), il faudrait relever de 80 % les contributions annuelles des pays de l’Union. On comprend que Bruxelles se soit prudemment donné cinq ans de délai pour mener à bien cette onéreuse contre-révolution. À condition que les Européens, et particulièrement les Français, prisonniers plutôt qu’héritiers de leur gloire passée, se libèrent de leurs habitudes de pensée et rigidités d’organisation pour se rallier sans se renier à la modernité, telle que Claude Bernard en a défini pour toujours la loi dérangeante : « Lorsque le fait qu’on rencontre est en opposition avec une théorie régnante, il faut accepter le fait et abandonner la théorie. » Voilà qui n’est guère… politique.
S’il est vrai que les Nobel, par leur « cléricature internationale », sont – et en tout cas se veulent – la conscience des nations, on est surpris de constater que parmi les 720 lauréats distingués en cent ans, l’Afrique, les pays arabes, l’Inde, restent sous-représentés, voire totalement méconnus, exception enfin faite l’an dernier pour le Nobel de la paix de l’écologiste africaine Wangari Maathai. La littérature, qui devrait faire exception, confirme la règle. Les quelques lauréats choisis hors du club Europe-USA (un Australien, deux Chiliens, un Guatémaltèque) écrivaient tous dans une des principales langues européennes. Quand l’académie suédoise distingue pour la première fois un écrivain africain noir, elle jette son dévolu sur le Nigérian Wole Soyinka, qui écrit en anglais et rendra symboliquement justice à sa culture d’origine en se présentant à la remise solennelle des prix vêtu du costume traditionnel de son pays au lieu du frac de rigueur. Les mêmes occurrences avaient présidé à la distinction en 1913 du poète indien Rabindranath Tagore, qu’André Gide voulut traduire de l’anglais pour Gallimard. Il faut attendre 1945 et 1968 pour voir enfin couronnée la littérature d’Amérique latine avec la poétesse chilienne Gabriela Mistral et la civilisation extrême-orientale avec le romancier japonais Yasunari Kawabata.
Et les Chinois ? C’est en vain que Tsu Yü Wang déplore en 1984 que « parmi les milliers d’écrivains qui existent dans un peuple de 1 milliard d’individus, pas un seul n’ait obtenu le Nobel ». Le jury de Stockholm hésitera pendant dix ans avant de rendre justice à l’Asie en distinguant d’abord le romancier japonais Kensaburô Oe, puis, en 2000, le romancier chinois Gao Xingian, réfugié en France, qui lui avait accordé la naturalisation en 1997. Même constatation dans les sciences avec trois lauréats asiatiques seulement. Le physicien indien sir Chandrasekhara Venkata Raman en 1930, le savant Abdus Salam en 1979, premier Nobel musulman né dans le nord de l’Inde en 1926 (dans une région où se situera ultérieurement le Pakistan), mais formé en Europe, où il avait accompli la plus grande partie de sa carrière ; le biologiste Susumu Tonegawa, premier Nobel de médecine japonais, certes issu de l’université Kyodai de Kyoto, mais lui aussi immigré aux États-Unis dès 1963 et couronné alors qu’il venait de passer dix années à l’Institut suisse d’immunologie de Bâle.
Pour le meilleur de la mondialisation, celle des esprits et des talents, la géographie des Nobel mériterait d’être révisée.

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