Il était une foi… l’islam

Malek Chebel fait revivre les combats souvent ignorés qui n’ont cessé de mettre aux prises, au sein du monde musulman, libres-penseurs et dogmatiques, rebelles et doctrinaires, réformateurs et orthodoxes.

Publié le 10 octobre 2005 Lecture : 7 minutes.

Malek Chebel veut-il faire peur à ses lecteurs ? Dans les pages de garde de L’Islam et la Raison, l’auteur affirme que la présente étude « clôt » L’Anthropologie générale du monde arabe et de l’Islam, commencée vingt ans plus tôt, dont elle constitue le septième volume. Va-t-il nous laisser au milieu du gué, au seuil de la modernité, quand tant de nouveaux penseurs, qui ne font pas partie du champ de cette brillante synthèse, incarnent de nos jours la « raison » qu’il invoque ? Sans doute s’agit-il plutôt d’une provocation supplémentaire à mettre à l’actif de cet Algérien souriant, frotté d’ethnologie, de philosophie et de psychanalyse, qui interroge inlassablement l’histoire de sa religion, depuis ses origines, pour poser la société musulmane d’aujourd’hui sur le socle qui est véritablement le sien…
Malek Chebel, sans dissimuler aucun des dangers que les tenants d’une orthodoxie réactionnaire ont fait et font toujours courir à sa religion, s’attache ici à en faire revivre les mouvements féconds. Malgré tous les obstacles semés sur sa route par les « idéologues politisés qui n’hésitent pas à recourir au martinet de la morale mais aussi à la violence extrême pour façonner le comportement des croyants », l’islam n’a en effet cessé, au fil des siècles, d’être enrichi par l’apport des intellectuels, des rêveurs, des hérétiques, des dissidents, des subversifs, des raisonneurs, des indociles. Jamais « le rouleau compresseur des fondamentalistes » n’est parvenu à étouffer, dans l’histoire musulmane, « les expériences innovantes, rebelles et intelligentes, qui ont ouvert des voies, posé des jalons ».
Il est vrai que la liberté de pensée n’a pas eu la partie facile en Islam : elle s’y est trouvée porteuse d’une pluralité d’opinions et de croyances qui est venue contrarier directement les intérêts politiques des théologiens orthodoxes. Ceux-là, tirant leur puissance d’une lecture unique du Coran, n’ont jamais pu admettre la moindre fissure dans la doctrine qui cimente à leur profit la communauté sur laquelle ils exercent leur leadership. Dès la mort du Prophète et la lutte pour Sa succession, le Livre sacré est en quelque sorte devenu l’otage des rivaux qui ont tiré leur pouvoir temporel d’une volonté divine statufiée par leurs soins. Dans ce contexte, toute controverse, toute réflexion, toute idée nouvelle a été qualifiée d’hérétique, sans autre besoin d’analyse et sans autre forme de procès : « Le bon musulman est celui qui doit se conformer entièrement au rituel, sans jamais émettre de jugement. »
Cela, nul, ou presque, ne l’ignore aujourd’hui, tant cette fossilisation de la religion par ses dévots a été dénoncée non seulement par les musulmans libéraux, mais aussi par les islamophobes qui ont forcé le trait jusqu’à la caricature, comme si l’Homo islamicus était, par nature, condamné à se soumettre en se contentant d’ânonner le catéchisme des « clercs de la mosquée ». On connaît moins, en revanche, les authentiques philosophes musulmans, nés dès le début de l’islam, qui se sont battus pour débarrasser les préceptes coraniques de leurs superstitions et les libérer de l’instrumentalisation que leur faisaient subir les différentes sectes dans leurs luttes fratricides pour le pouvoir. Ce sont eux, et les conflits qu’ils ont occasionnés, qui sont au centre du « Combat des idées » relaté ici par Malek Chebel.
Premiers d’entre eux : les mu’tazilites, apparus dès la fin du siècle des Omeyyades de Damas (VIIIe siècle) puis sous le règne des Abbassides de Bagdad (IXe siècle). Étaient-ils réellement, ainsi que des historiens l’ont affirmé plus tard, « les précurseurs de la pensée spéculative » ? Toujours est-il que, comme l’écrit Chebel, « ils sentaient le soufre… ». Aurait-il d’ailleurs pu en aller autrement dès lors qu’Al-Jahiz, l’un des plus renommés d’entre eux, n’hésitait pas à ébranler l’édifice normatif et jurisprudentiel musulman en énonçant tranquillement que « cinquante doutes valent mieux qu’une certitude » ? Observant une totale neutralité politique dans les combats entre sunnites, kharidjites et chiites qui se disputaient alors le pouvoir, les mu’tazilites subirent le plus souvent une répression féroce, ce qui ne les empêcha pas de faire de nombreux émules et de répandre dans l’Islam des idées qui devaient faire long feu. À commencer par celle selon laquelle le croyant, même « voulu par Dieu », n’est pas pour autant « obligé de faire ce qu’il fait » et, partant, doit être considéré comme responsable de ses actes. On constate que ce débat, bien évidemment transposable dans le domaine de la légitimité politique, est loin d’être éteint, plus de mille années plus tard. « Quel arbitrage choisir entre l’héritier d’une dynastie au titre reconnu d’après le Texte sacré et le politique élu par les électeurs ? » La question, posée par les mu’tazilites, soulève celle, ô combien actuelle, de la démocratie dans ces pays musulmans où l’on ne trouve pas de mot qui signifie « citoyen ». Pour Chebel, « une carence sémantique qui en dit long »…
Les mu’tazilites n’ont bien sûr pas été les seuls qui aient osé, au coeur de l’Islam, « repenser le monde ». Si le Coran est devenu, à partir du IXe siècle, « un volume sanctifié et clos que personne n’osait toucher – tel un tabou polynésien », l’Islam n’en a pas moins continué à produire d’ambitieuses oeuvres de l’esprit. Tels ces cinquante-deux traités des Épîtres des Ikhwan as-Safa (« les Frères de la Pureté », Xe siècle), gigantesque encyclopédie traitant, sous une forme se voulant accessible au plus grand nombre, tout à la fois de propédeutique, de mathématiques, de logique, de sciences naturelles et de métaphysique. Ses auteurs ont préféré, pour la raison qu’on imagine, rester anonymes. Le fait qu’ils se soient proclamés de « parfaits musulmans » en s’appuyant sur les textes fondateurs de leur religion n’a pas sauvé leur somme magistrale d’un autodafé – à Bagdad, en 1150 – auquel, pour faire bonne mesure, les bigots ajoutèrent le Canon de la médecine d’Avicenne (980-1037), qui révolutionnait l’approche médiévale de cette discipline. Averroès (Ibn Rochd, de son nom arabe), le grand philosophe andalou qui mourut moins d’un demi-siècle plus tard, a lui aussi vu disparaître ses livres dans les flammes qui réduisirent en cendres « l’esprit de Cordoue » et cette Andalousie où les arts et les lettres, juifs comme musulmans, avaient fleuri.
Quant au soufisme (de souf, la laine des robes de bure portées par les initiés), qui qualifie le courant mystique musulman, il prouve qu’un islam vivant et authentique a su s’émanciper des grandes constructions doctrinales, en même temps qu’il restait à l’écart des cercles du pouvoir. D’où, sans doute, cette liberté d’allure des confréries soufies dans le questionnement philosophique, qui n’exclut certes ni la ferveur, ni la rigueur, ni la discrétion posée comme vertu cardinale afin d’échapper aux persécutions.
Pour Chebel, l’histoire de l’identité musulmane est celle, mouvementée, du couple que forment la croyance et l’obéissance : « En temps de repli et de crise, […] l’obéissance aux édits de la loi religieuse devient le moteur principal, […] le seul critère pour définir l’acte majeur qui organise la vie sur terre. » Et depuis 1492, qui a durablement sonné le glas de l’idéologie de la conquête islamique, les crises n’ont cessé d’affecter le monde musulman, rendant toujours plus difficiles les tentatives des réformistes – comme, par exemple, au XIXe siècle, le petit groupe des « Réformateurs de l’islam », partisans de la Nahda. La fin de la dynastie ottomane, l’occupation étrangère dans le Bassin méditerranéen arabe, l’irruption des doctrines laïques inspirées du modèle de la Révolution française, la domination des puissances coloniales occidentales, les ruptures introduites par la modernité dans les modes de vie et les structures sociales tissent la toile de fond sur laquelle s’est jouée, selon Chebel, « la déchéance de l’islam » causée par « le lobby des imams rétrogrades ».
Aux débats philosophiques sur la raison du temps de l’effervescence ont succédé le « prêt-à-penser » religieux et les polémiques sur le tchador, par la faute de « ces ignorants qui veulent faire de Dieu un simple tailleur ». Malek Chebel manifeste cependant moins de colère vis-à-vis des censeurs que de tendresse pour ces « acteurs de la controverse » dont les portraits documentés figurent à la fin de son livre, précédant une bibliographie, une chronologie et un glossaire qui achèvent d’en étayer agréablement la lecture.
D’autant que rien n’est perdu, bien au contraire : sitôt que le joug de la répression s’allège, la pensée reprend ses droits au coeur de l’islam. C’était le cas à l’âge d’or, ainsi qu’en témoigne cet hadith : « La supériorité de l’homme doué de raison sur le dévot est comme celle de la pleine lune sur les étoiles de la nuit ». On le constate aujourd’hui à Tunis, à Rabat et à Paris. Et peut-être, demain, à Riyad, au Caire ou à Karachi…

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