Cinq grands gagnants
Le lundi 3 octobre 2005 est un jour qui fera date dans l’histoire du XXIe siècle car, ce jour-là, s’est enclenché un processus géostratégique de première grandeur.
À l’issue d’une très longue gestation et après beaucoup d’hésitations, l’Europe des Vingt-Cinq s’est enfin résolue à prendre une orientation nouvelle, et qui donne le vertige : elle a déclaré accepter le principe d’accueillir en son sein, comme État membre, au terme de négociations qui dureront une bonne dizain e d’années, un grand pays de 71 millions de musulmans : la Turquie (voir aussi pp. 14-15).
Ce faisant, elle a tué l’idée et effacé jusqu’à l’image de « club chrétien » qu’on lui reprochait de donner : on peut donc parler d’une seconde naissance, même s’il s’agit, plus exactement, d’une nouvelle direction.
Comme d’autres tournants historiques, celui-ci aurait pu ne pas être pris. Il ne l’a été que parce qu’il a bénéficié d’une conjoncture inespérée :
– la présidence de l’Europe, exercée pour six mois, par le Royaume-Uni, très favorable à l’entrée de la Turquie et poussé par son puissant allié américain à ne pas laisser passer la chance d’amener l’Europe des Vingt-Cinq à s’engager dans une voie nouvelle ;
– la perte d’influence en Europe de la France et de l’Allemagne.
Par chance, de surcroît, ces deux grands pays fondateurs de l’Europe se sont trouvés gouvernés par Chirac et Schröder, qui, à titre personnel, ne sont pas hostiles à cette entrée : si Angela Merkel avait été au pouvoir à Berlin ou si Nicolas Sarkozy avait eu le dernier mot à Paris, la porte de l’Europe aurait été claquée devant la Turquie, et le club serait resté chrétien !
La négociation qui a commencé lundi dernier 3 octobre ne donne pas à la Turquie la certitude absolue qu’elle sera membre de l’Union européenne en 2015, ni même en 2020, et l’Europe, de son côté, n’est pas certaine de s’enrichir de l’apport turc. Mais une Europe de 31 ou 32 membres – dont la Turquie – et comptant quelque 600 millions d’habitants est désormais une perspective raisonnable, à moyenne échéance.
Là est cet événement géostratégique majeur que nous avons évoqué.
Outre le Royaume-Uni, qui a réussi le « coup diplomatique » de le rendre possible et d’en être, d’une certaine manière, le parrain, les grands gagnants – à terme – de cet épisode sont au nombre de cinq.
1. L’Europe : elle ne sera plus la même ! Mais quelles belles perspectives ne voit-elle pas s’ouvrir devant elle : par la population et par le poids économique, elle va désormais dépasser très nettement les États-Unis, peser jusqu’à une fois et demie l’hyperpuissance américaine.
Après avoir absorbé, sans bruit et sans rencontrer de résistance, les îles « africaines » ou « asiatiques » de la Méditerranée, de l’Atlantique et de l’océan Indien (Sicile, Malte, Chypre, Canaries, Réunion, Mayotte…), elle va intégrer un grand pays asiatique et musulman qui comptera alors 80 millions d’habitants, dont la jeunesse et la vigueur démographiques seront les bienvenues pour compenser le vieillissement de la population de l’ancienne Europe et son « creux » démographique.
2. La Turquie. Le chef de sa diplomatie, Abdullah Gül, a bien saisi qu’il s’agissait pour son pays d’un « tournant historique », qu’il lui fallait « continuer dans la voie des réformes en les approfondissant », s’attendre à des « déceptions et des obstacles », mais qu’en tout état de cause « dans dix ans, la Turquie sera un tout autre pays ».
On parle beaucoup de « révolution culturelle majeure » à entreprendre, de « maturité sociale » à acquérir, du chemin à parcourir pour « se mettre à niveau ».
Mais déjà, depuis 2002, anticipant la décision du 3 octobre 2005, l’économie turque s’est mise à croître au rythme de 7,5 % l’an, et l’investissement étranger, qui était au-dessous de la barre du milliard de dollars dans les années 1990, s’est mis, lui aussi, à grimper : il sera de 5 milliards en 2005.
Le revenu national, de l’ordre de 300 milliards de dollars et de 4 000 dollars par habitant et par an en 2004, aura, lui, plus que doublé en 2015.
Et, grâce à ce doublement, les fondamentaux socio-économiques de la Turquie seront devenus ceux d’un pays développé.
3. L’islam. D’ici à dix ans, les 80 millions de musulmans de Turquie feront donc partie intégrante d’une aire où règnent le développement et la démocratie !
Si on les ajoute aux 10 à 20 millions d’autres musulmans déjà établis en Europe occidentale, on s’aperçoit que l’Union européenne comptera 100 millions de musulmans, soit 6 % environ de l’ensemble des musulmans de la planète et… 15 % de sa population totale.
Ces musulmans d’Europe, citoyens d’États démocratiques et laïques, ajouteront leur nombre et leur poids aux 350 millions de musulmans de Malaisie, d’Indonésie et de la République indienne, qui sont déjà citoyens de pays reconnus comme démocratiques.
Ce n’est pas tout, fort heureusement. Je suis persuadé que l’intégration de la Turquie à l’Europe et les bénéfices visibles qu’elle en tirera auront un immense retentissement et, proximité oblige, un effet d’entraînement sur les pays voisins ou limitrophes : l’Iran, l’Irak, la Syrie, le Liban, la Palestine, les pays du Maghreb et ceux du Sahel africain, où vivent plus de 200 millions de musulmans, seront d’une manière ou d’une autre affectés.
4. Le Maghreb, dont la population est égale à celle de la Turquie, a plus de chances que les autres pays cités ci-dessus d’être, au bon sens du terme, « contaminé ». Sa proximité avec l’Europe et ses liens socio-historico-économiques avec le sud de ce continent (dont ferait désormais partie la Turquie) conjugueront leurs effets et seront un aimant : son unité en sera facilitée, le chemin du développement et de la démocratie sera grand ouvert devant lui…
5. Le monde. Il devrait être plus facilement multipolaire : Japon, Chine, Inde, Russie, Europe, Brésil en seront autant de pôles et contrebalanceront la superpuissance américaine.
Schéma optimiste ? J’en conviens. Mais il n’était pas même virtuel : le 3 octobre 2005 a eu le mérite de lui donner vie – et une chance sérieuse de se réaliser.
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