Ce que les Maghrébins devraient faire
Le directeur du département Maghreb à la Banque mondiale dresse un diagnostic sans complaisance des économies de la région.
En tournée du 10 au 17 septembre au Maghreb pour une mission d’évaluation de la progression des programmes de coopération avec le Maroc et la Tunisie, après une visite en Algérie au mois de juin, Theodore Ahlers, directeur du département Maghreb de la Banque mondiale, relève, pour J.A./l’intelligent, les points forts et les insuffisances des économies maghrébines. Et livre ses recommandations.
Jeune Afrique/L’Intelligent : La Banque mondiale a des stratégies de coopération convenues avec l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. Qu’est ce qui marche bien, qu’est ce qui marche moins bien ?
Theodore Ahlers : La stratégie de coopération convenue avec l’Algérie il y a deux ans s’articule autour de trois grands axes : la bonne gestion des ressources provenant des hydrocarbures, l’amélioration du climat des investissements et un meilleur accès aux services de base pour tous. L’aspect positif est que la gestion macroéconomique s’est beaucoup améliorée par rapport aux années 1970 et 1980. Un certain nombre de réformes sectorielles ont été lancées, comme dans les télécommunications, où l’ouverture à la concurrence a abouti très rapidement à l’introduction de nouveaux services, à l’amélioration de la qualité des prestations et à la baisse des coûts au profit des utilisateurs.
Cependant, les réformes n’avancent pas au rythme requis pour atteindre les objectifs visés par le gouvernement, notamment pour répondre au défi de la création d’emplois. Par exemple, la lenteur de l’ouverture du secteur bancaire et de la privatisation des banques publiques pénalise lourdement l’économie algérienne. Par ailleurs, il y a un risque que la manne pétrolière soit dépensée sans améliorer la qualité de vie des Algériens, faute d’une préparation adéquate des grands projets et de la mise en place de réformes sectorielles.
En ce qui concerne le Maroc, nous venons de démarrer une nouvelle stratégie de coopération autour de quatre thèmes : la compétitivité de l’économie ; l’accès aux services sociaux et aux services d’infrastructures pour la population marginalisée ; la qualité et l’efficacité du système éducatif ; et une meilleure gestion des ressources hydrauliques. Depuis deux ou trois ans, le Maroc a lancé un assez vaste programme de réformes économiques dont on peut citer celle de l’administration publique, du secteur financier, de l’habitat et de l’éducation. La croissance et la création d’emplois se sont légèrement améliorées, ainsi que la plupart des indicateurs sociaux. Le problème réside dans le fait que le Maroc revient de loin. Sa croissance dans les années 1990 a été très modeste, et les écarts sociaux et économiques restent quand même très importants. Il faut donc, entre autres, une croissance plus forte pour réduire le chômage et intégrer les populations marginalisées.
En Tunisie, notre stratégie de coopération, qui date d’un an, comprend trois objectifs principaux : renforcement du climat des affaires et de la compétitivité ; perfectionnement des compétences et de l’employabilité des diplômés ; et amélioration de la qualité des services sociaux à travers une plus grande efficacité des dépenses publiques. Les acquis sociaux de la Tunisie sont bien connus. Sa performance économique sur les dix dernières années est nettement meilleure que celle des autres pays maghrébins, et la gestion macroéconomique reste son point fort. Le faible niveau des investissements privés est cependant très préoccupant, compte tenu notamment des attentes en matière de création d’emplois. Comme pour d’autres pays émergents, le contexte mondial, la faible croissance en Europe et la fin des accords multifibres posent de nouveaux défis. Cependant, le niveau des investissements privés est plus bas qu’ailleurs et nécessite une plus grande attention au climat des affaires, y compris en termes de transparence par l’élimination des pouvoirs discrétionnaires et l’application effective du régime réglementaire de manière uniforme à tous les opérateurs. La perception de ces facteurs conditionne l’appréciation d’un pays auprès des investisseurs nationaux ou étrangers.
J.A.I. : Pour les trois pays, vous insistez sur la question de l’emploi…
T.A. : C’est parce que la question du chômage est le défi majeur pour tous les pays du Maghreb. Le taux de croissance démographique a baissé dans les trois pays, mais la croissance de la population active restera forte pendant encore une décennie. Cette population est de plus en plus éduquée et représente un atout énorme pour améliorer le niveau de vie si l’investissement privé permet la création d’emplois correspondante. Faute de quoi la situation sociale risque d’être de plus en plus tendue.
J.A.I. : Quels sont vos chiffres en ce qui concerne les taux de chômage ?
T.A. : Nous avons les chiffres officiels fournis par les gouvernements, nous en connaissons les faiblesses, mais nous n’en avons pas d’autres. Selon les données officielles pour 2004, le taux de chômage tourne autour de 18 % en Algérie, de 11 % au niveau national au Maroc et de 19 % en milieu urbain, et de 14 % en Tunisie. Citons le cas de la Tunisie. Vu la situation démographique et le taux de participation de la population active, pour réduire le taux de chômage de trois points en cinq ans, c’est-à-dire pour le ramener à 11 %, il faudrait une progression du PIB d’environ 6,5 % en moyenne par an. Or, au cours de la dernière décennie, ce taux moyen était plutôt de l’ordre de 5 %. Et même si la performance de la Tunisie a été bonne dans le passé, elle reste insuffisante pour faire face au défi de la création d’emplois. D’où l’importance que nous accordons à la question de l’investissement privé, parce que passer de 5 % ou 5,5 % de croissance à 6,5 % suppose une augmentation très importante de son niveau. De moitié dans le cas de la Tunisie. Actuellement, le taux des investissements privés par rapport au PIB est d’environ 13 %. Or il faudrait qu’il passe à 19 % ou 20 % afin de générer la croissance nécessaire pour répondre au défi de l’emploi.
J.A.I. : Quelle est votre évaluation des réformes du secteur financier en Algérie, au Maroc et en Tunisie ?
T.A. : Les réformes du secteur financier au Maroc sont relativement bien avancées. Une nouvelle loi bancaire est actuellement en discussion au Parlement, et les nouveaux statuts de la Banque centrale renforçant son autonomie seront promulgués incessamment. Le secteur bancaire est majoritairement privé, et les dernières banques publiques sont en cours de privatisation et/ou de restructuration.
En Tunisie, la politique monétaire et le régime de changes demeurent les points forts. Cependant, le public reste dominant dans le secteur bancaire. Et même s’il n’y a pas de risque financier systémique, le niveau des crédits douteux [non remboursés, NDLR] lié à la fois à une conjoncture difficile et à l’octroi de crédits sur des critères autres que commerciaux est préoccupant et coûte très cher à l’économie tunisienne.
En Algérie, la quasi-totalité du système bancaire reste publique. Il est caractérisé par des pertes énormes qui continuent malgré les recapitalisations récurrentes. Un petit exemple : sur la dernière décennie, ces pertes ont coûté en moyenne 4 points du PIB par an. C’est énorme. Nous pensons donc qu’il est urgent de procéder à la privatisation des banques publiques afin de stopper cette hémorragie et d’améliorer la qualité et le coût des services offerts aux citoyens et aux entreprises. Les autorités algériennes ont récemment indiqué leur désir d’accélérer ce processus et nous sommes prêts à l’accompagner. Vu les expériences de certaines banques privées nationales, il est également urgent d’assurer l’application effective de la réglementation bancaire et de renforcer la supervision des banques.
J.A.I. : Quelle est votre évaluation du poids de la dette pour chacun de ces pays ?
T.A. : L’Algérie se trouve dans une situation plutôt confortable. Sa dette publique fin 2004 représente environ 44 % du PIB (dont une dette publique extérieure de 20 % du PIB). Ses réserves en devises sont beaucoup plus importantes que sa dette extérieure et, par des remboursements anticipés, l’Algérie poursuit actuellement un programme de réduction de sa dette extérieure. En ce qui concerne le Maroc, la dette publique représente environ 66 % du PIB (dont une dette publique extérieure de 16 % du PIB). Elle est élevée, mais a baissé ces dernières années grâce à une légère réduction du déficit budgétaire, à une gestion active de la dette et à un niveau élevé des recettes de privatisation. En Tunisie, la dette publique fin 2004 représentait environ 60 % du PIB (dont une dette publique extérieure de 38 % du PIB), ce qui est, pour un pays à un tel niveau de croissance et bénéficiant d’une bonne notation de crédit, relativement élevé. Les autorités essaient de mettre en oeuvre une consolidation fiscale consistant à gérer le budget de façon à dégager des ressources pour réduire la dette. Quand les dépenses très difficiles à comprimer à court terme telles que le service de la dette ou la masse salariale ont des proportions très importantes, la marge de manoeuvre pour faire face aux imprévus comme la hausse des prix pétroliers ou un désastre naturel est limitée, ce qui pose problème.
J.A.I. : Qu’est-ce que la Tunisie devrait faire pour maîtriser davantage son endettement ?
T.A. : Dans le cas de la Tunisie, c’est surtout par la gestion budgétaire, notamment en essayant de gérer certaines de ses dépenses courantes comme la masse salariale, qui prend des proportions élevées, car elle représente 12 % du PIB, et d’élargir l’assiette fiscale pour dégager un surplus budgétaire afin de réduire la dette.
J.A.I. : Pourtant, le déficit budgétaire paraît maîtrisé, à moins de 3 %. Faut-il aller plus loin ?
T.A. : Si on veut réduire la dette, oui.
J.A.I. : L’Algérie et la Libye n’ont pas ce problème. Que devraient-elles faire du surplus de recettes pétrolières ?
T.A. : Dans les deux cas, la manne pétrolière donne l’opportunité de gérer ses recettes d’une manière pérenne pour assurer l’avenir des générations futures. Ce que nous conseillons, c’est d’utiliser les recettes pour faire face aux besoins d’aujourd’hui, notamment sociaux et en infrastructures, et également d’épargner une partie pour créer les flux financiers pour l’avenir, qui deviennent de plus en plus importants avec l’épuisement de cette ressource non renouvelable.
J.A.I. : Épargner sous quel placement ?
T.A. : Dans des investissements financiers globaux sur le marché mondial. C’est, d’une certaine manière, transformer un bien naturel brut en un bien financier qui peut continuer à générer des ressources pour les années à venir.
J.A.I. : Comme le font des pays du Golfe ?
T.A. : Comme le font certains pays du Golfe.
J.A.I. : Quels sont les effets de la facture pétrolière pour le Maroc et la Tunisie, et est-ce soutenable ?
T.A. : Pour ces deux pays comme pour beaucoup d’autres pays importateurs, la difficulté la plus immédiate est budgétaire. Au Maroc, la facture pétrolière va se renchérir d’à peu près 700 millions de dollars et ce malgré les ajustements des prix à la hausse. En Tunisie, le coût des subventions des produits pétroliers s’élève à environ 700 millions de dollars, malgré les majorations des prix au cours de l’année. Il est difficile d’ajuster les prix intérieurs aussi rapidement que la hausse des cours mondiaux et cela entraîne des subventions plus importantes qui pèsent sur les budgets. À terme, cela peut fragiliser les comptes externes. Mais l’évolution des cours pétroliers reste incertaine, ainsi que ses effets sur l’économie mondiale, y compris la possibilité d’un ralentissement de la croissance.
J.A.I. : Mais ajuster les prix du pétrole ne risque-t-il pas d’affecter la compétitivité des deux pays ?
T.A. : La hausse des cours de pétrole touche tous les pays du monde et notamment les pays asiatiques. Il n’y a pas de raison pour qu’elle affecte plus les pays maghrébins. Afin d’atténuer les effets de cette augmentation des prix, le Maroc et la Tunisie sont en train d’identifier des mesures à la fois pour diversifier leurs sources d’énergie et promouvoir une meilleure efficacité énergétique.
J.A.I. : Que préconise la Banque mondiale pour l’intégration du Maghreb, qui semble en panne ?
T.A. : Il est clair que certaines questions politiques entre des pays membres de l’Union du Maghreb arabe (UMA) rendent très difficile l’intégration. Je pense néanmoins qu’il est possible d’avancer sur le plan économique parce qu’en s’ouvrant à l’économie mondiale, chacun des pays a l’opportunité de s’ouvrir sur ses voisins… Ce qui est important, c’est de s’ouvrir et d’éviter de nouveaux obstacles parfois plus importants vis-à-vis des voisins que vis-à-vis des autres pays…
J.A.I. : Vous pensez à des exemples précis ?
T.A. : L’exemple le plus dramatique, c’est le fait que les frontières terrestres entre le Maroc et l’Algérie soient fermées. Mais beaucoup d’autres indices dans la région montrent qu’il est plus difficile d’exporter ou d’importer entre pays maghrébins qu’avec l’Europe.
J.A.I. : Qu’entendez-vous par amélioration du climat des affaires et bonne gouvernance ?
T.A. : Le climat des affaires comporte plusieurs aspects. Il y a certainement la stabilité macroéconomique et la compétitivité, mais il y a également la bonne gouvernance, avec d’abord la transparence, qui consiste à donner les mêmes droits de participation à tous les acteurs de la société, et la responsabilisation des autorités à tous les niveaux, c’est-à-dire l’obligation de rendre des comptes sur la performance, du directeur d’école à l’association de parents d’élèves jusqu’aux élus. La gouvernance, c’est aussi la capacité de prendre des décisions et de les mettre en oeuvre de manière efficace. Le rôle de la banque est de souligner l’importance de tous ces facteurs. Il faut aller plus loin que simplement parler de gouvernance et de responsabilisation. Il faut, dans la pratique, démontrer que le pays met en place des règles respectées par tous et a la capacité de mettre en oeuvre ses programmes et ses politiques. C’est cela qui attirera les investissements, étrangers ou nationaux. À travers divers projets et un dialogue constant, franc et ouvert avec les gouvernements, la Banque tente de mettre en oeuvre ces recommandations. À titre d’exemple, les projets de réforme judiciaire, qui instillent plus de transparence dans la gestion du contentieux, les projets de réforme administrative, qui développent la responsabilisation des fonctionnaires à la fois en termes de performance et de transparence, et les réformes du secteur financier, qui permettent de limiter le développement des mauvaises créances et font jouer pleinement son rôle de vecteur de développement au secteur bancaire. Ces questions sont vécues de manière différente d’un pays à d’autre. Dans certains cas, ce sont les capacités de mise en oeuvre qui posent problème. Dans d’autres, ce sont les lourdeurs bureaucratiques. Dans d’autres encore, c’est la connivence entre les autorités et certaines composantes du secteur privé qui brouille les règles de la concurrence.
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