Bouteflika, roi d’Algérie

Armée mise au pas, opposition laminée, paix civile (presque) restaurée Aujourd’hui, le chef de l’État a tous les pouvoirs. Qu’en fera-t-il ?

Publié le 10 octobre 2005 Lecture : 8 minutes.

« Si cela ne tenait qu’à moi, je passerais de la Concorde civile à la réconciliation nationale. » Sur le coup – en 2002 -, les observateurs de la vie politique algérienne s’étaient perdus en conjectures : qu’avait voulu dire au juste Abdelaziz Bouteflika ? Ni le chef de l’État ni son gouvernement, dirigé à l’époque par Ali Benflis, n’ayant cru devoir fournir de plus amples explications, personne n’avait repris à son compte cette « sortie » jugée, dans le meilleur des cas, prématurée.
Près de trois ans plus tard, la donne a changé du tout au tout. Et Bouteflika, réélu en avril 2004 avec 85 % des voix, a obtenu ce qu’il souhaitait plus que tout : tourner, une fois pour toutes, la page de la « décennie noire ». Débarrassée de ses vieux démons – mais est-ce vraiment le cas ? – et des séquelles des tragiques affrontements du passé, l’Algérie peut enfin regarder l’avenir en face. Avec près de 97 % de « oui » au référendum, les Algériens ont choisi la paix.
Mais une paix à l’algérienne, c’est-à-dire sans véritable débat de fond, sans vraie réponse à la question de la responsabilité des forces armées dans les « disparitions » de la guerre civile, sans que la douleur des familles des victimes se soit tant soit peu apaisée ni qu’un quelconque pardon ait été demandé ou accordé. Une paix au forceps, en somme, pour laquelle tous les moyens de l’État ont été mis en oeuvre : grands médias, ministres et conseillers ont été mobilisés en sa faveur. En Algérie, bien sûr, mais aussi en Europe et en Amérique du Nord. Tout au long de la campagne, le même message a été martelé : la réconciliation nationale est le seul moyen de sortir de la spirale infernale de la violence. Reste à savoir si ceux qui ont perdu des parents ou des amis, ceux dont les enfants ont été égorgés sous leurs yeux par des terroristes, ceux qui continuent de pleurer un membre de leur famille enlevé en pleine nuit par des militaires sont disposés à pardonner aussi facilement. Certains y sont prêts, tant est grand leur désir de passer à autre chose. Les autres devront se débrouiller avec un deuil à jamais inachevé.
« Il n’y a pas de solution-miracle susceptible de convenir à tous, explique un responsable de la présidence. Bien sûr que certains Algériens ne pardonneront jamais. Comment pourrait-il en être autrement après tout ce que nous avons vécu ? Il est impossible de répondre à toutes les questions, à toutes les doléances. Mais seule la réconciliation nationale, pour imparfaite qu’elle soit, permettra de mettre un terme définitif à la violence. De la même façon que la Concorde civile, en janvier 2000, avait permis d’en réduire sensiblement le niveau. »
Qu’on ne s’y trompe pas : les détracteurs du projet de loi ne sont pas contre la paix en général, ils critiquent les modalités de cette paix-là. Ils n’admettent pas qu’une amnésie générale tienne lieu d’amnistie et dénoncent ce qu’ils jugent être une tentative de « blanchir » les forces armées des « disparitions forcées », autrement dit des exécutions extrajudiciaires, dont elles se sont rendues coupables pendant la guerre civile (un rapport remis au chef de l’État évalue le nombre de ces dernières à environ 6 000), mais aussi une volonté de réhabilitation des anciens dirigeants du Front islamique du salut (FIS), dissous en mars 1992. Enfin, les plus politiques redoutent que Bouteflika soit tenté de s’auto-octroyer un blanc-seing : les pleins pouvoirs sans contre-pouvoirs. N’est-il pas, selon le projet de Charte, « mandaté par le peuple pour prendre toutes les mesures nécessaires à la concrétisation de la paix et de la réconciliation » ? Ses plus farouches opposants le soupçonnent même de vouloir modifier la Constitution pour s’arroger le droit de briguer un troisième mandat. Ambiance…
Il est vrai que ce pays s’est fait une spécialité des luttes intestines pour le pouvoir. Les plus folles rumeurs y circulent, les carrières politiques s’y font et s’y défont au gré des coups bas et des trahisons. « Chez nous, le vent tourne souvent, nos hommes politiques sont de parfaites girouettes. Ils vont là où ils pensent que se trouve le vainqueur. Or, depuis sa réélection, le grand patron, c’est Boutef », explique Rédouane, ingénieur en informatique de 32 ans revenu au pays en 2003 pour, dit-il, apporter sa pierre à la reconstruction.
De fait, la mainmise du chef de l’État sur le pays est désormais totale. Lui qui a toujours refusé d’être « les trois quarts d’un président » l’est désormais à 200 %. En 1999, il était arrivé au pouvoir sur la pointe des pieds, après une traversée du désert de près de vingt ans. Beaucoup étaient convaincus qu’il avait été imposé par les « décideurs » militaires. Mais il s’est vite révélé le plus habile des stratèges. Peu à peu, sans faire de bruit, il s’est imposé. Il a mené sa barque et ses projets à sa manière : avec obstination, sûr de lui et de sa vision de l’Algérie. Après un premier mandat consacré, pour l’essentiel, au retour de son pays sur la scène internationale, à la restauration de son image et à la recherche de la paix (la loi sur la Concorde civile), il s’est, au cours de la première partie de son deuxième mandat, employé à combattre les tares du système. Et à écarter tous ceux qui le gênaient dans cette tâche. Bref, à asseoir son pouvoir. « Le mieux placé pour mettre fin au système qui dirige l’Algérie depuis des décennies, c’est Bouteflika, explique un homme d’affaires algérois. Jeune ministre des Affaires étrangères, il a participé à sa mise en place. Il en connaît tous les rouages et tous les acteurs. Ce système, qui a utilisé la rente pétrolière à son profit exclusif et maintenu le peuple dans la misère, qui a fait du népotisme, du régionalisme et de l’incompétence un mode de gestion, ne peut être démantelé ou réduit que de l’intérieur. » Il sourit : « Qui aurait cru que des personnalités du calibre de Mohamed Lamari ou Larbi Belkheir s’effaceraient sans faire de vagues ? »
Face au chef de l’État, c’est désormais le désert. L’opposition ne s’est toujours pas remise de sa débâcle du 8 avril 2004. Elle peine à mobiliser les foules et à renouveler son discours axé presque uniquement sur la mise en place d’un front « anti-Boutef ». Les islamistes ne constituent plus une menace sérieuse : les modérés ont été associés à la mouvance présidentielle et au gouvernement, les plus radicaux sont marginalisés. Seul le Mouvement pour la réforme nationale (MRN-Islah) d’Abdallah Djaballah fait de la résistance. Mais pour combien de temps ? La presse, elle, a baissé de ton. Les virulentes attaques lancées lors de la présidentielle de 2004 ne sont plus qu’un lointain souvenir, même si une (petite) partie d’entre elle tente de poursuivre son combat.
Quant à l’armée, elle a été mise au pas. Progressivement et sans heurts. Ces bouleversements se sont accélérés depuis la démission, en août 2004, quelques mois après la réélection de Boutef, du général de corps d’armée Mohamed Lamari de son poste de chef d’état-major. Il était l’officier le plus gradé de l’histoire de l’Algérie… Les départs concernent en premier lieu les officiers supérieurs dits « janviéristes » : ceux qui, en janvier 1992, participèrent à l’interruption du processus électoral, alors que le FIS était sur le point de remporter les législatives. Larbi Belkheir a sans nul doute été la figure de proue de cet aréopage de décideurs. Voire, comme le prétendent certains, la courroie de transmission entre la présidence (Chadli, puis Bouteflika) et les militaires. Parmi ces derniers, les plus importants (les généraux Lamari, Mohamed Touati et Fodil Chérif) ont été mis à la retraite. Seuls restent en place les généraux Gaïd Salah (74 ans), chef d’état-major ; Mohamed Medienne, alias Tewfik (64 ans), patron du département Recherche et sécurité (DRS) depuis seize ans ; et Smaïn Lamari, chef du contre-espionnage, que l’on dit gravement malade. Ils semblent plus ou moins en sursis…
Enfin, l’instruction en cours de l’ « affaire Khalifa » pourrait fournir au président l’occasion de se débarrasser des dernières figures de ce système honni des Algériens d’« en bas ». Il aura l’embarras du choix tant les personnalités à qui le magistrat instructeur reproche d’avoir bénéficié des libéralités du tycoon Abdelmoumen Rafik Khalifa sont nombreuses et haut placées. Elles appartiennent, ce qui ne gâte rien, à tous les milieux : la politique, la haute administration, les médias, le monde de l’entreprise et celui de l’art… Certains sont des anti-Boutef déclarés, mais d’autre pas. S’il le souhaite, le chef de l’État pourra donc faire d’une pierre deux coups : écarter définitivement les gêneurs et montrer aux Algériens que la justice fait son travail. Machiavel est de retour.
Les écuries d’Augias (en partie) nettoyées et la page terroriste (presque) tournée, l’Algérie peut désormais regarder devant elle, s’occuper de ses laissés-pour-compte, libérer son économie des liens qui continuent de l’entraver et entreprendre le difficile passage d’une économie dirigée à une économie de marché. De ce point de vue, Bouteflika a indiscutablement de la chance. Beaucoup de chance. « Grâce » au 11 Septembre et à ses suites (menace terroriste, invasion de l’Irak), l’Algérie n’est plus le paria qu’elle était dans les années 1990. La flambée des cours du pétrole (le prix du baril est passé de 18-20 dollars au début de son premier mandat à près de 65 dollars aujourd’hui) lui procure en outre une formidable manne financière (50 milliards de dollars de réserves de change), garante de son indépendance. Résultat, l’Algérie est courtisée comme elle ne l’a jamais été. Des États-Unis à la France et de la Chine à l’Europe, tout le monde convoite son pétrole et son gaz, encore sous-exploités. Elle a enfin les moyens de ses ambitions – que serait-il advenu sans cette manne pétrolière ? – et peut envisager de mener à leur terme toute une série de grands travaux : de la construction d’une autoroute est-ouest à celle d’un million de logements (d’ici à 2009), en passant par la réalisation de toutes sortes d’infrastructures destinées à l’amélioration du cadre de vie.
Bouteflika a devant lui un peu plus de trois ans pour répondre aux énormes attentes de l’Algérie. De toute l’Algérie, y compris la frondeuse Kabylie et les régions du Sud restées en marge du développement que connaît la capitale. Il a toutes les cartes en main et des moyens à profusion : jamais son pays n’avait été dans une position aussi favorable. Jusqu’ici, la dispersion des centres de pouvoir et les rivalités personnelles freinaient le développement et la mise en oeuvre de vraies réformes. Le chef de l’État a désormais les moyens de hisser son pays à la place qui devait être depuis longtemps la sienne. Le fera-t-il ? Quoi qu’il en soit, il assumera seul la responsabilité d’un éventuel échec et de ses conséquences. Comme il assume seul, désormais, l’exercice du pouvoir.

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