Avant le grand voyage
Dans son dernier livre (« Une vie de rencontres »), l’historien et journaliste français Jean Lacouture évoque Anouar al-Sadate, qu’il a souvent rencontré entre 1953 et 1976. Extrait.
Duke Ellington… J’ai failli lâcher le nom du grand musicien américain quand j’ai vu s’avancer vers nous, dans son bureau de directeur d’un quotidien du Caire, ce grand type jovial au visage de bronze barré d’une moustache de séducteur – le blouson de son uniforme kaki largement dégrafé. La poignée de main est prometteuse : « Hello ! »
Il s’appelle Anouar al-Sadate, présentement chargé de l’organe officiel du régime Al-Goumhouriya (« La République »). On le tient pour l’un des confidents de Nasser, depuis qu’il a, à la radio, de sa voix musicale, annoncé au peuple égyptien abasourdi que sa monarchie multimillénaire était abolie.
Au moment où nous l’abordons, à la fin d’août 1953, il n’est pas un personnage très marquant. Depuis la prise de pouvoir par la junte, son ami Nasser ne lui a confié que des tâches secondaires, trouvant peut-être qu’il abuse du « bon garçonnisme » – ou que les contacts de Sadate avec les nazis, pendant la guerre, risquent de lui aliéner les Américains auxquels il doit tant et sur lesquels il compte beaucoup.
Et s’il succéda nominalement à Gamal Abdel Nasser, en 1970, il devait rester, jusqu’à l’inimaginable séquence historique qui ira de la guerre du Kippour, qu’il déclenche en 1973 pour s’imposer comme un partenaire « sérieux » face à Israël, jusqu’au voyage à Jérusalem, un personnage plus ou moins anecdotique, en tout cas marginal.
Son image ? Au lendemain de la mort de Nasser, un journaliste demande à Henry Kissinger ce qu’il pense de Sadate. Réponse de ce grand expert : « Ce type n’a qu’une importance temporaire. Il ne durera que quelques semaines… » La presse du Caire, soudain libérée, ricane : « Gamal nous a fait mourir de peur, Anouar nous fait mourir de rire… » Mahmoud Fawzi, le Premier ministre choisi par le nouveau raïs, déclare : « Après l’ère du héros vient celle de l’uomo qualunque [l’homme quelconque]. » Quant à moi, interrogé par la télévision française le jour de son avènement, je crus très fin d’affirmer : « L’Égypte a-t-elle trouvé une tête ? Tout au plus une casquette. »
Comme il nous avait dupés ! Derrière cette silhouette jeune, sportive, à la démarche élastique, derrière ce visage bronzé au front marqué de la « tache du croyant », derrière ce regard malicieux, cette moustache, ce grand rire de paysan-soldat, se cachait le génie de la dissimulation, approfondi chez lui par la pratique du ketman (« secret ») au temps de la clandestinité, des relations avec Nasser et de la préparation des opérations de 1952, de 1973 et de 1977.
Anouar al-Sadate était d’abord un paysan du delta du Nil, apte à flairer le sol, le vent, les intempéries et les réactions des autres hommes ; un fellah prudent, madré comme un villageois, attentif comme un gardien de gamousse, jovial et patient comme un chevaucheur d’âne… C’est ensuite un croyant, un musulman très fervent, à l’aise parmi les siens et qui se sent à tel point remis entre les mains de Dieu que rien, à la lettre, n’y est inimaginable, s’il plaît au Tout-Puissant… D’où la fréquence de ses références au Seigneur dans la conversation, les livres, les discours ; d’où le choix qu’il fait de Jérusalem, plutôt que de Tel-Aviv, pour son voyage en Israël : c’est là seulement, dans ce lieu sacré et seulement là, au nom d’Abraham, qu’il pourra bousculer les données de la politique et la sensibilité de ses frères arabes sous le regard de Dieu.
C’est encore un joueur, un homme de défi. Évoquant dans son livre de souvenirs le moment redoutable où lui incombe la succession de Nasser, il note : « Le goût du défi est un des éléments fondamentaux de mon caractère. Mais il ne fut jamais aussi intense que lorsque j’ai pris le pouvoir. » Défi lancé au « bloc » des nassériens ; défi à l’URSS ; défi à Israël en octobre 1973 ; défi lancé encore à l’opinion arabe en accueillant au Caire le shah d’Iran détrôné – geste qui parut inutilement provocant, mais dont le style chevaleresque lui valut un surcroît de popularité.
C’est enfin un virtuose des relations publiques, l’homme de l’époque le plus habile à manipuler ses interlocuteurs. D’abord par l’usage d’une cordialité, d’une jovialité un peu artificielles mais qui enchantent les journalistes comme les investisseurs, les diplomates comme les foules de la vallée du Nil. Ensuite par cet art qu’il a de traiter la vérité comme une matière première de la stratégie diplomatique : il serait intéressant d’étudier systématiquement ses interviews en fonction de ses actes. Mélange de silences somnifères (il m’en a administré plusieurs, de 1972 à 1976) et de menaces à demi camouflées…
La carrière du deuxième président de la République égyptienne – de la masure de torchis de Mit Aboul Qom où il est né, fils d’un fellah et d’une Soudanaise, à la prison de Qurah Maïdan où fut enfermé le jeune officier terroriste dressé contre l’occupation anglaise, du coup d’État de 1952 dont il fut, aux côtés de Nasser, le porte-parole, à la succession du grand raïs et à l’inimaginable franchissement du canal de Suez en 1973 face à l’armée d’Israël – n’est encore que le brouillon timide de ce qui va advenir.
En janvier 1977 éclatent au Caire des émeutes que motivent aussi bien le nationalisme frustré que la colère sociale et la misère. Les masses le signifient si rudement au leader qu’il en est atterré. À la guerre israélienne qui, même sous sa forme la plus larvée, ruine le pays (35 % du revenu national, 50 % du budget consacré aux dépenses militaires), il faut trouver une issue. Ce peuple a soif de paix. Le mot d’ordre « Égypte d’abord », qu’il a fait sien, ne signifie pas que Le Caire doit prendre la tête du combat contre Israël, mais que ce qui prime, c’est la survie par la paix. Pour risquée que soit toute entreprise en ce sens, tout vaut mieux que cette montée du flot de la colère populaire.
Par quel coup d’audace en sortir ? Une lettre qu’il reçoit de Jimmy Carter en septembre 1977 le confirme dans son analyse de la situation. Ce qui sépare l’Égypte d’Israël, n’est-ce pas, plus que trois guerres, des milliers de morts et de terres perdues, une formidable barrière psychologique ? C’est cela qu’il faut abattre par un geste symbolique…
Flanqué d’un remarquable ministre des Affaires étrangères, Boutros Boutros-Ghali, Sadate échafaude plusieurs plans. Le premier, qu’il décrit dans À la recherche d’une identité, ne vise à rien de moins qu’à réunir à Jérusalem les cinq « grands » des Nations unies (URSS, États-Unis, Chine, Grande-Bretagne et France), plus les pays « du champ de bataille » (Syrie, Liban, Jordanie, Israël et Égypte). L’impossibilité en apparaît vite, ne serait-ce que pour faire asseoir à la même table Brejnev et les Chinois… Dès lors, il se décide à agir seul. Devant l’Assemblée nationale égyptienne, en présence de Yasser Arafat, il lance comme une boutade ce qui est en fait un sondage : « Pour faire la paix, je suis prêt à aller au bout du monde, et même à la Knesset… » Arafat ne pipe mot. Alors ?
Alors, c’est le fabuleux voyage dans la Lune, pour le successeur de Nasser comme pour tout responsable arabe, cet atterrissage au coeur de la citadelle ennemie. Géniale, en son opportunisme, cette initiative consistait à s’offrir à l’adversaire en affirmant au monde que l’imagination et la générosité pouvaient être aussi du côté des Arabes. Et nul ne peut contester qu’Anouar al-Sadate se comporta, sur le sol sacré de Jérusalem, de telle façon qu’il attira, sur sa cause et sur lui-même, l’admiration du monde entier – d’autant mieux que Begin, son homologue israélien, fut, dans ses propos et ses réactions, inférieur aux circonstances, comme il le sera face à Mitterrand, cinq ans plus tard.
Devait-il offrir du coup à Israël la reconnaissance symbolique de l’État et de cette capitale, avant d’avoir obtenu des garanties fondamentales pour les Palestiniens ? Le fait est que, ayant choisi de le faire, Sadate ne pouvait se comporter de plus noble façon. Est-ce la grandeur de l’entreprise, le caractère un peu miraculeux de l’atterrissage, la stupéfaction extasiée qu’il provoqua un peu partout ?
On l’avait connu habile, puis audacieux ; rusé, puis séduisant et, enfin, efficace. Il accéda là à une sorte de grandeur digne des traditions les plus hautes de l’islam. De sa visite au monument des Martyrs juifs à son discours à la Knesset, il ne fit pas un geste, il ne prononça pas un mot qui ne contribuât à ennoblir, aux yeux du monde et de l’Histoire, ce qu’on appelait alors la « cause arabe » – fondant ce qu’on pourrait appeler le droit qu’ont les musulmans arabes à être considérés comme des interlocuteurs respectables.
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus
- Au Mali, le Premier ministre Choguel Maïga limogé après ses propos critiques contr...
- CAF : entre Patrice Motsepe et New World TV, un bras de fer à plusieurs millions d...
- Lutte antiterroriste en Côte d’Ivoire : avec qui Alassane Ouattara a-t-il passé de...
- Au Nigeria, la famille du tycoon Mohammed Indimi se déchire pour quelques centaine...
- Sexe, pouvoir et vidéos : de quoi l’affaire Baltasar est-elle le nom ?