Sénégal : à Gorée, « Jeune Afrique » interdit de photos
Une journaliste et un photographe de JA en reportage sur l’île ont dû s’acquitter d’une taxe imaginaire de 200 000 francs CFA pour pouvoir repartir.
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Mehdi Ba
Journaliste, correspondant à Dakar, il couvre l’actualité sénégalaise et ouest-africaine, et plus ponctuellement le Rwanda et le Burundi.
Publié le 11 juin 2021 Lecture : 4 minutes.
Au Sénégal, difficile de trouver un lieu plus prisé des touristes que celui-là. De janvier à décembre, année après année, chaloupe après chaloupe, ils affluent par dizaines de milliers sur l’île mythique, située à quelques encablures du port de Dakar. Autrefois disputée entre explorateurs portugais, hollandais, britanniques puis français – qui s’en arrogèrent successivement la tutelle –, Gorée est un « must see ». Impossible de convaincre quiconque, une fois de retour en Europe, en Amérique ou en Asie, qu’on s’est rendu au Sénégal si l’on n’a pas arpenté les ruelles ensablées de ce confetti niché aux portes de l’Atlantique et si l’on n’a pas immortalisé – hier en argentique, aujourd’hui en numérique – ses maisons colorées et sa visite de la célèbre Maison des esclaves.
Classée au patrimoine mondial de l’Unesco en 1978, Gorée avait été, avec Saint-Louis, l’une des deux premières communes du Sénégal à l’ère coloniale, avant même Dakar et Rufisque. Pour toutes ces raisons, l’île est sans doute le lieu le plus photographié qui soit au pays de la Teranga.
Une taxe de 200 000 francs CFA
Aussi, quelle ne fut pas la surprise de Jeune Afrique en découvrant une règle inédite, annoncée à l’improviste par un responsable de la mairie. Dans le cadre d’un portrait de l’architecte Annie Jouga, par ailleurs adjointe au maire, une journaliste et un photographe du journal devaient se rendre, le 9 juin, sur l’île mythique. Mais à la veille du reportage, stupeur ! Pour réaliser un simple portrait d’Annie Jouga à Gorée, il leur faudra, leur précise-t-on par écrit, s’acquitter d’un forfait de 200 000 francs CFA (300 euros). À ce tarif-là, autant faire le portrait des insulaires sur le continent.
Jeune Afrique demande alors des précisions sur cette taxe inattendue, tout en sondant des confrères sénégalais : « A-t-on déjà exigé de vous une telle taxe pour prendre des photos à Gorée ? » « Jamais entendu parler », rétorque le responsable d’un grand quotidien, qui, lorsqu’on lui détaille l’affaire, lâche un laconique : « Scandaleux ! » Un arrêté municipal fixe bien certaines obligations pour diverses activités organisées sur l’île, des concerts aux tournages de cinéma. Mais, concernant la pratique du journalisme et de la photographie de presse, on n’y trouve qu’une seule mention, assortie d’un tarif n’ayant rien à voir avec le montant exigé : 5 000 francs CFA (7,5 euros) par jour.
Le 9 juin, incrédule, notre équipe arrive donc à Gorée par la chaloupe de 7h30 en compagnie d’Annie Jouga, qui habite sur le continent. Mais au terme de l’entretien, suivi de prises de vue, les choses se corsent – et l’intéressée y apporte sa contribution, en alertant elle-même avec insistance ses collègues. En fin de matinée, alors qu’ils s’apprêtent à repartir pour Dakar, nos deux reporters sont stoppés à l’embarcadère de la chaloupe par le directeur de cabinet du maire en personne, qui les conduit d’autorité à l’hôtel de ville.
Nos journalistes sont même menacés d’être placés en détention s’ils refusent de supprimer leurs prises de vue
« Délit de photographie »
Interdiction d’en sortir sans s’être acquittés de la fameuse taxe – pourtant établie nulle part – dont le montant s’élève, assurent-ils, à 200 000 francs CFA ! Nos journalistes sont même menacés d’être placés en détention s’ils refusent de supprimer leurs prises de vue. Et notre photographe devra finalement se rendre au seul distributeur de l’île pour retirer la somme en liquide, synonyme de libération.
Difficile, pour qualifier l’éventuel manquement de notre mensuel, de débusquer la moindre infraction inscrite au code pénal ou dans un arrêté municipal, puisque aucun texte à notre connaissance ne réprime un quelconque « délit de photographie » dans un lieu comme Gorée. Imaginerait-on imposer une taxe de 300 dollars à un média qui prendrait en photo la Statue de la Liberté, la Tour Eiffel ou les falaises de Bandiagara ?
En huit ans de pratique du journalisme au Sénégal pour Jeune Afrique, l’auteur de ces lignes doit l’avouer : s’il arrive, malheureusement, de se voir parfois exiger un billet de 2 000 francs CFA par un fonctionnaire vénal pour une raison imaginaire, jamais il n’avait connu une telle entreprise consistant à garder captifs deux journalistes en échange d’une « rançon » qui ne dit pas son nom.
Très confraternellement, iRadio et Le Quotidien ont rendu compte dès le lendemain, en donnant la parole aux différentes parties, de cette mésaventure qui ne grandit pas la municipalité de Gorée. Son maire, Augustin Senghor, était pourtant récemment en lice pour remplacer Ahmad Ahmad à la tête de la Confédération africaine de football (CAF), ce dernier ayant été mis en cause pour des turpitudes présumées liées à sa gestion.
À défaut d’avoir été choisi, on espère qu’il rappellera à l’ordre les employés de sa mairie, qui ont infligé aux journalistes d’un média international venus faire le portrait d’une de ses adjointes une rétention administrative sans cause réelle qui laisse un goût amer dans la bouche de ceux – sans distinction de nationalité ni de couleur de peau – qui mesurent combien Gorée a été, en Afrique de l’Ouest, un lieu symbolisant l’injustice.
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