Renault : le Maroc a gagné son pari

Deux stratégies : celle d’un constructeur et celle d’un pays. Leur rencontre a conduit à la décision la plus inattendue de l’industrie. En six mois de négociations.

Publié le 10 septembre 2007 Lecture : 5 minutes.

Une production annuelle de 200 000 Renault et Nissan dès 2010, 400 000 ensuite, 6 000 emplois directs, 30 000 indirects créés par les équipementiers Le Maroc vient d’accueillir, à quelques kilomètres du nouveau port de Tanger-Med, la plus grosse usine automobile du continent africain ! L’histoire de l’usine Renault-Nissan de Tanger vaut d’être contée, car elle est née à la fois d’un mirage et d’une volonté politique. En 1962, comme d’autres pays ayant conquis leur indépendance, le Maroc veut porter une usine automobile à sa boutonnière comme signe de son adhésion au club des nations en voie d’industrialisation. Ainsi naît la Société marocaine de construction automobile (Somaca), installée à Casablanca.
Mais le vu semble chimérique : par la taille de son marché et sa position géographique excentrée, le royaume chérifien n’est pas la destination naturelle d’un constructeur désirant produire des voitures. Dès lors, la rentabilité de la Somaca est forcément artificielle : elle repose sur les taxes frappant lourdement les véhicules importés. Ce schéma a plus ou moins fonctionné tant que les pays accédant à l’industrie automobile protégeaient leur production nationale en érigeant des barrières douanières. Ce n’est pas le sens de l’histoire : l’accord passé par le Maroc avec l’Europe prévoit un démantèlement progressif des taxes d’importation, jusqu’à leur disparition en 2012. Ainsi, partout dans le monde, et en particulier en Afrique (Tunisie, Kenya, Nigeria), les usines automobiles d’assemblage ont fermé leurs portes.
La Somaca a survécu, dans la douleur : 25 216 véhicules montés en 1975 ; 8 482 en 1995. Longtemps, le gouvernement a réglé la note, pour préserver les emplois et le symbole d’une usine automobile marocaine. Lorsque Jean-Martin Folz, alors président de Peugeot-Citroën, a visité en 2003 cette entité industrielle dont son groupe possède 20 % des parts, ses mots ont frappé les esprits par leur franchise abrupte : « Je ne crois pas aux usines-tournevis. » En d’autres termes : aux usines qui assemblent des pièces détachées façonnées ailleurs. Sur le fond, il n’avait pas tort. Alors, nul n’a vraiment compris pourquoi Renault, quelques mois plus tard, a répondu à la volonté de privatisation de la Somaca en rachetant les actions du gouvernement marocain pour porter sa participation à 80 %. Sauf que Renault avait une idée en tête. Mieux encore, un projet, une voiture : la Dacia Logan, premier véhicule low-cost. Et avait besoin d’unités d’assemblage dans des pays où les coûts salariaux sont plus faibles qu’en Europe.
La Somaca a ainsi redressé la tête, quand la Logan a rejoint les Renault Kangoo, Peugeot Partner et Citroën Berlingo sur ses chaînes : 29 600 véhicules assemblés en 2006, aux alentours de 40 000 cette année. La fin était heureuse. L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais en février 2007, Carlos Ghosn, patron de Renault, reçoit un appel téléphonique de Driss Jettou, Premier ministre du Maroc. « Il m’a dit qu’il passait par Paris, et m’a demandé s’il pouvait me voir, raconte Ghosn. J’ai accepté, évidemment. Ses mots ont été simples : J’ai un rêve. J’imagine une grande usine automobile dans le nouveau port de Tanger. Que dois-je faire pour que ce rêve devienne réalité ? » La proposition tombe à point nommé. Renault est presque dépassé par le phénomène Logan. Ce n’est pas la demande qui manque, mais les capacités de production, surtout depuis que le succès commercial du break MCV mobilise la quasi-totalité des chaînes de l’usine mère, en Roumanie. D’ailleurs, Renault a déjà accru le rôle dévolu à la Somaca dans son dispositif. À l’origine, l’usine de Casablanca ne devait assembler que des Logan destinées au marché intérieur marocain. Début 2007, elle reçoit une commande supplémentaire : 8 000 Logan à livrer en Espagne et en France. La Somaca a ainsi franchi un cran : pour la première fois, des voitures produites au Maroc sont exportées en Europe.

Ghosn se donne trois ans. Avec la Logan, Renault a trouvé une pépite : 7 500 euros pour un véhicule familial long de 4,25 m et de conception moderne. Pour l’instant, nul ne peut dire mieux. Mais la concurrence ne restera pas éternellement bras croisés. Il sait qu’il a trois ans encore pour profiter de ce monopole, exploiter le filon, élargir la veine. La Logan va donner naissance à une famille : break, 4×4, pick-up, version à hayon. Pour répondre à la demande de low-cost créée par la Logan, Ghosn doit augmenter les capacités de l’alliance Renault-Nissan par une usine dédiée située hors d’Europe de l’Ouest. Deux lieux d’implantation sont en compétition : en Turquie et en Roumanie. À partir du moment où il rencontre Driss Jettou, un troisième nom s’ajoute à cette brève liste : Tanger-Med. Des deux côtés de la Méditerranée, les équipes se mettent au travail. Le dossier avance vite : les intérêts concordent, les hommes aussi. Carlos Ghosn sait que Driss Jettou, quand il a été ministre de l’Industrie, a repoussé à l’heure de la privatisation de la Somaca des propositions émanant de Daewoo et de Proton. La surface industrielle de Renault et les liens quasi séculaires entre le Maroc et ce constructeur lui inspiraient davantage confiance. Lorsqu’ils ont signé le protocole d’accord à Tanger le samedi 1er septembre en présence du roi Mohammed VI, la complicité entre les deux hommes était d’ailleurs palpable. Elle tient pour partie au fait que Carlos Ghosn est né au Liban, sur une autre rive de l’arc méditerranéen. Avant cette signature, Ghosn était venu deux fois à Tanger, dans le plus grand secret, en avril puis en juin : jamais projet industriel de cette ampleur n’a été bâti en si peu de temps.
L’échelle de la Somaca est dépassée. Il ne s’agit plus d’une unité d’assemblage, mais d’une usine primaire, avec emboutissage de tôles. Au rythme de 200 000 exemplaires par an pour commencer en 2010, elle construira deux lignes de véhicules, à ce jour inédits : de nouveaux dérivés de la Logan côté Renault, des utilitaires légers low-cost côté Nissan, avec un prix d’entrée situé aux alentours de 10 000 dollars. Pour une usine de ce calibre dédiée à des low-cost, le coût de la main-d’uvre n’est pas le seul critère. Il faut aussi un emplacement « pieds dans l’eau », puisque 90 % de la production sera exportée en dehors du Maroc et des pays arabes. Ce fut l’atout majeur de Driss Jettou : Tanger-Med, port en eau profonde situé à la porte de l’Atlantique et de la mer intérieure, au confluent de l’Afrique et de l’Europe, à la plus faible distance de l’Amérique, proche du canal de Suez et de l’océan Indien. La première tranche de Tanger-Med a été inaugurée en juillet. Le principe d’une seconde tranche est déjà avalisé : Tanger-Med 2 portera la capacité de cet outil d’exportation à 8 millions de conteneurs par an, soit le 15e port de la planète.
Driss Jettou avait un port, une tradition automobile fondée par la Somaca, des équipementiers déjà adossés à l’usine de Casablanca. Carlos Ghosn avait besoin d’une usine « les pieds dans l’eau » pour construire et exporter ses low-cost. De surcroît, via la Somaca, les deux hommes avaient déjà tissé des liens de partenariat. Dès lors, leurs humeurs se sont convenues. Ce n’est pas la fin de l’histoire de la Somaca, mais le début d’une autre. Qui n’aurait jamais vu le jour sans une initiative un peu folle : la création, en 1962, d’une usine automobile à Casablanca

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