Que reste-t-il de Mobutu ?

Dix ans après sa mort, l’ombre du dictateur congolais continue de planer sur son pays. Qui sont ses héritiers ? Où est passée sa fortune ? Le mobutisme est-il vraiment mort ? Inventaire d’un héritage empoisonné.

Publié le 10 septembre 2007 Lecture : 6 minutes.

De celui qui fut, de son vivant, le symbole carnassier de la mauvaise gouvernance – au point de donner corps à un néologisme non répertorié, mais ô combien imagé, voisin de gargantuesque, proche de manducatoire et synonyme de prédateur : mobutuesque -, il ne reste rien, ou presque, de visible. Herbes folles et pillages de dimension biblique ont réduit le palais fétiche de Gbadolite, où le roi du Zaïre aimait à donner des fêtes arrosées de champagne et de château-latour, à l’état de vestige hanté. Le yacht Kamanyola, sur lequel cet homme de la Courbe du fleuve se réfugiait dans les moments difficiles en invoquant l’esprit de Mami Wata, la déesse de l’eau, n’est plus qu’une carcasse. La toque et la canne, les portraits et les chansons, les griots et les marabouts, les lourdes lunettes et les coffres à dollars : tout a disparu. Dix ans après son extinction, le 7 septembre 1997, le spécimen le plus abouti de la grande race des dinosaures africains repose, oublié, en terre marocaine. Tout juste intéresse-t-il encore ces paléontologues de la politique que sont les historiens.
Oublié du monde, oublié de Dieu, mais pas de ses compatriotes, sur lesquels plane toujours son ombre, effrayante et tutélaire, rassurante et démesurée. Il faudra encore une génération sans doute avant que les Congolais se débarrassent de l’emprise mentale d’un dictateur qui a façonné leur esprit pendant plus de trente ans. Car le mobutisme fut, au sens propre du terme, un totalitarisme. Un totalitarisme bantou tempéré par la palabre et le vin de palme, certes, mais aussi un laboratoire de décervelage et un désastre de la pensée dans lesquels plongèrent, parfois avec ravissement, la grande majorité de ses concitoyens. Mobutu Sese Seko avait sa matrice, le MPR (Mouvement populaire de la révolution), dont tout Congolais était membre, de gré ou de force, dès sa naissance et dont il était à la fois le père Fouettard et le père de famille. Pendant trois décennies, travailler sous Mobutu et travailler pour Mobutu se confondirent étroitement. Fondement de la Constitution, homme providentiel, Mobutu pensait pour ses sujets : « Ils me doivent tout, je ne leur dois rien » disait-il ; et d’ajouter : « Avant moi le déluge, après moi le déluge. » Mobutu était au-dessus des lois, au-dessus de la moralité publique, au-dessus de l’éthique, des valeurs, des droits de l’homme, de la propriété privée, de la mesure et de la vérité. Appuyé sur un appareil sécuritaire hypertrophié, les yeux constamment levés vers le ciel américano-européen, d’où il tenait son pouvoir, il transforma une colonie saignée par les Belges en un État voleur, répressif, manipulateur, flagorneur, corrupteur et débilitant. À bien des égards, le Zaïre fut une catastrophe et une honte collective à laquelle n’échappèrent, au sein d’une classe politique contaminée jusqu’à l’os, que ceux qui eurent le courage de choisir l’exil ou le maquis.

Mimétisme inconscient
Jointe à la dimension occulte, catégorie incontournable de la vie publique et privée en Afrique dont usa et abusa Mobutu pour se protéger, éliminer ses ennemis et lubrifier les rouages de son régime, cette domestication généralisée de la population est l’une des clés de la persistance actuelle du mobutisme. Ses adversaires ont d’ailleurs été les premières victimes, involontaires et pavloviennes, de ce mimétisme inconscient. Le « Tshitshisme », ce culte de la personnalité qui entoure l’opposant Étienne Tshisekedi reproduit ainsi, à l’échelle du quartier de Limete à Kinshasa et dans le Kasaï, celui dans lequel Mobutu aimait à se vautrer. Idem pour son tombeur Laurent-Désiré Kabila, qui imitait la façon de parler du Maréchal et alla jusqu’à préconiser, afin de « réveiller les consciences endormies par des années de mobutisme » l’usage de la chicotte, en vigueur jusqu’à la fin des années 1980. Le Mzee traitait ainsi ses ministres et hauts fonctionnaires à la manière de Mobutu du temps de sa splendeur : régulièrement arrêtés, battus, emprisonnés, libérés et regagnant leur bureau les fesses endolories, comme si de rien n’était. Quant aux Congolais, tout au moins ceux de l’Ouest, nostalgiques d’un pouvoir perdu où leurs références culturelles – en particulier le lingala – prévalaient sur « l’autre Zaïre », celui de l’Est swahilophone, ils ont souvent tendance à zapper la seconde moitié du règne de Mobutu, celle de la descente aux enfers, pour ne retenir que les années 1970, années fastes de l’« authenticité », de la zaïrianisation triomphante et du boom des matières premières.

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Un peuple fier dirigé par un chef fort
De ce passé à la fois occulté et mythifié, quand tous les « coups » étaient permis et que l’on pouvait rêver de s’enrichir à millions (de dollars) sans travailler, en dépeçant la bête, les Kinois ont conservé une identité propre, une manière de s’habiller, de marcher et de bouger éminemment reconnaissables, une audace aussi, un opportunisme, un esprit de débrouille et un goût du risque qui n’appartiennent qu’à eux. Au-delà, ce personnage complexe que fut Mobutu, chez qui la soumission à l’égard de l’Occident cohabitait avec un profond nationalisme patrimonial, a sans nul doute transmis à ses compatriotes une certaine fierté dont il reste aujourd’hui des traces. Fierté de vivre dans un immense pays courtisé pour ses richesses, fierté d’exister au lendemain d’une colonisation infantilisante, fierté d’avoir à leur tête un chef fort, charismatique et médiatique : « Quand Mobutu était en salle à l’ONU ou ailleurs, on voyait que le Zaïre était présent », soupire un nostalgique. Certes, il ne fallut pas longtemps, à peine une décennie, avant que le jeune général svelte de 1965, sponsorisé par la CIA, se transforme en incarnation bantoue de Bula-Matari – cette figure mythique et récapitulative de tout ce que la modernité représente de violence, de souffrance, de gabegie et de malheur pour les Congolais, de Léopold II aux massacres du Kivu. Mais ce Lexomil du pauvre qu’est le souvenir du temps où Kinshasa était surnommée « Kin Kiese » (Kin-la-Belle) permet à ses 8 millions d’habitants de se replier dans le rêve de ce qu’ils pourraient être, tant ils sont déçus de ce qu’ils sont devenus.
Ce qui reste de Mobutu Sese Seko est donc avant tout un paradoxe. Tout en faisant du pillage de l’État et de l’accaparement privé du bien public un cas d’école, l’ancien sergent de l’armée coloniale a inculqué aux Congolais un puissant réflexe patriotique et unitaire capable de résister aux pires épreuves. Cet héritage ambigu est apparu clairement au cours des années terribles 1996-1998 : alors que toutes les conditions de l’éclatement du Congo étaient réunies, il n’a jamais été question de la sécession d’une seule province. Lorsque Kabila père se lance à l’assaut de Mobutu, c’est pour s’emparer de l’État, non pour le dépecer. Et c’est ce nationalisme très « mobutiste » qui sera à l’origine de sa rupture avec ses mentors rwandais et ougandais. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que Mobutu, à la différence d’un Ceaucescu, auquel on le comparait volontiers, n’a pas été renversé par une révolution populaire, mais chassé par une intervention étrangère. Les conditions de la reproduction du système qu’il engendra sont donc loin d’avoir toutes été éradiquées. Pour que ce déterminisme ne se mue pas en fatalité, le président Joseph Kabila, qui a l’avantage de ne jamais avoir connu le Zaïre ni rencontré le virus du mobutisme et qui peut donc assumer sans passion le legs posthume du Léopard, se doit d’être chaque jour un peu plus vigilant.

* Retrouvez les analyses et les réactions de François Soudan sur son blog « Courrier Sud » (http://soudan.blog.jeuneafrique.com/index.php).

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