Escale mauricienne

Avec deux romans graves et poétiques, l’île Maurice porte haut cette année les couleurs de la francophonie à la grand-messe de la rentrée littéraire parisienne.

Publié le 10 septembre 2007 Lecture : 5 minutes.

Souvent réduite à ses palaces et à son tourisme haut de gamme, l’île Maurice est aussi un espace culturellement riche et dynamique. En témoignent la vitalité et l’ancienneté de sa littérature biséculaire, née de la rencontre féconde des peuples et des cultures que cette île de l’océan Indien, située à la croisée des grandes routes maritimes, a accueillis au cours des siècles. Mais, pendant longtemps, cette littérature fut la chasse gardée d’une élite composée de colons blancs et de mulâtres. C’est seulement au tournant de la Seconde Guerre mondiale que la pratique littéraire mauricienne s’est démocratisée avec l’entrée en scène de nouvelles générations d’écrivains issus de classes sociales, de groupes ethniques et religieux divers. Ceux-ci écrivent en français, mais aussi en anglais, en hindi, en chinois ou en créole, donnant naissance à une littérature-mosaïque traversée par des influences qui proviennent, tout comme les populations de cette île « arc-en-ciel », autant de l’Europe que de l’Afrique proche et de l’Inde lointaine.

Les débuts de la francophonie mauricienne moderne restent étroitement associés à la figure du génial et excentrique Malcolm de Chazal, descendant d’une famille de grands propriétaires terriens d’origine européenne. Artiste atypique, pétri de pensée ésotérique mais aussi de philosophie biblique, Chazal est, pour l’écrivain franco-mauricien Jean-Marie Le Clézio, « l’un des poètes les plus féconds et les plus authentiques de la littérature française contemporaine ».
Son uvre est prolifique et protéiforme : poésies, essais, aphorismes et romans. Apprécié un temps par les surréalistes (« rien lu d’aussi fort depuis Lautréamont », aurait dit Breton), ce poète a exploré à travers une écriture exigeante et souvent hermétique le passé mythique de son île et son présent prisonnier « des préjugés et de la canne à sucre », selon les propres mots du barde.
Édouard Maunick, Raymond Chasle, Marcel Cabon, les frères Masson, Marie-Thérèse Humbert, Carl de Souza sont quelques autres épigones de cette francophonie vibrante. Subversifs et novateurs tant sur le plan de l’imaginaire que sur celui du langage Je paysage », « j’océane », « je dessauvage », écrit Maunick), ces auteurs ont réussi à fonder une tradition littéraire originale fondée sur le métissage, le militantisme social et la quête de soi.

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C’est dans cette mouvance que s’inscrivent Nathacha Appanah et Ananda Devi, romancières mauriciennes exilées en France et auteures de deux remarquables ouvrages de fiction paraissant ces jours-ci. Indian Tango est le neuvième roman d’Ananda Devi. Entrée en littérature il y a une trentaine d’années en tant que poète et nouvelliste, elle est venue tardivement au roman, mais a réussi à l’adapter à sa démarche poétique qui procède par ressassements, ellipses et digressions. Explorant dans ses récits les marges sombres de la société mauricienne insulaire et patriarcale, cette anthropologue de formation s’est imposée comme l’un des auteurs francophones majeurs. Un statut confirmé par le prix des Cinq Continents qui lui a été décerné au titre de son précédent roman Ève de ses décombres qui raconte les destins « cabossés » de quatre adolescents de Port-Louis.
Devi innove dans son nouvel opus en campant son intrigue hors des frontières de sa Maurice natale. En Inde, précisément. Ce pays que ses ancêtres ont quitté pour venir trimer dans les plantations de canne à sucre, mais dont la présence l’obsède et la fascine depuis toujours. Elle s’est donc rendue dans cette terre ancestrale et en a rapporté un récit empreint de la misère et de la vitalité d’une Inde à la fois éternelle et fragile.
Indian Tango met en scène la « pâle souffrance d’une femme longtemps amputée de ses rêves ». Après avoir été une épouse modèle pendant trente ans, Subhadra, cinquantenaire, aux portes de la ménopause, se rebelle contre sa belle-mère qui veut l’emmener en pèlerinage à Bénarès, pour marquer la fin de sa féminité. Si Subhadra sait qu’il faut composer avec les lois de la biologie, elle refuse de céder aux diktats de la tradition et renoncer à son corps et à ses désirs. Sa rébellion qui l’emmène à la découverte d’elle-même, est racontée par la narratrice-personnage française. Celle-ci a rompu pour sa part avec les mensonges et les mondanités de la vie parisienne et vient de débarquer en Inde dans l’espoir d’y trouver le chemin d’une vie plus authentique. Sa quête de « sororité » la conduit vers Subhadra, menacée comme elle par le « dessèchement ». Leur relation saphique transgressive est le véritable sujet de ce roman féministe, admirablement servi par l’écriture sensuelle et poétique d’Ananda Devi.

Retour à Maurice avec Nathacha Appanah (34 ans) qui a reçu, le 28 août dernier, le prix du roman Fnac pour Le Dernier Frère. L’inventivité avec laquelle elle s’était emparée dans son tout premier roman Les Rochers de poudre d’or, de l’histoire de la traversée des eaux noires au XIXe siècle par les émigrants indiens venus remplacer les esclaves noirs émancipés dans les plantations, avait fait d’elle le plus jeune espoir des lettres mauriciennes. Les deux romans suivants, Blue Bay Palace (2004) et La Noce d’Anna (2005) ont tenu toutes leurs promesses, voguant avec brio entre l’Histoire collective et les histoires individuelles, celles d’hommes et de femmes qui ne sont pas des personnages types comme chez Ananda Devi, mais des êtres de chair et d’os qui luttent, souffrent, mais réussissent à survivre.
Raj, le héros du Dernier Frère, le nouveau roman de Nathacha Appanah, est, lui aussi, un survivant. Il a survécu à la misère, à des cataclysmes naturels qui ont emporté ses deux frères et à la poliomyélite. À 76 ans, au soir d’une vie bien remplie, le vieil homme se retrouve projeté dans son enfance lorsque David lui apparaît dans son rêve. David est cet adolescent juif que le jeune Raj avait pris en amitié après que celui-ci s’était échappé de la prison où l’administration coloniale avait interné pendant la guerre quelque 1 500 juifs. S’inspirant de cette page méconnue de l’histoire mauricienne, l’auteure a bâti une uvre complexe qui se lit à la fois comme un récit d’apprentissage, comme une relecture de la tragédie juive et, enfin, comme une histoire universelle d’errance et de quête.
Il y a du Grand Meaulnes d’Alain Fournier et du Dieu des petits riens d’Arundhati Roy dans ce roman qui donne la mesure de la maturité de la littérature de l’île Maurice. Dans sa préface à un magnifique recueil de nouvelles mauriciennes*, Pierre Astier écrit : « Les voix indiennes en provenance de Maurice sont uniques de douceur indienne et de violence rentrée. Elles méritent qu’on les entende. » On ne peut mieux dire.

* Nouvelles de l’île Maurice, réunies par Pierre Astier, Magellan et Cie, 109 pages, 12 euros.

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