Marwan Mabrouk : « Je fais confiance à la justice »

Revenant sur les conditions d’attribution de la troisième licence télécoms, l’homme d’affaires tunisien Marwan Mabrouk nie toute malversation. Un entretien exclusif.

Marwan Mabrouk, homme d’affaires et ex-gendre de Ben Ali. © Hichem

Marwan Mabrouk, homme d’affaires et ex-gendre de Ben Ali. © Hichem

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Publié le 14 mars 2014 Lecture : 6 minutes.

Visé par une décision de confiscation prise sur la base du décret-loi no 2011-13 du 14 mars 2011, l’ancien gendre du président Ben Ali dénonce une tentative de spoliation. Conforté par deux décisions de justice rendues mi-février – il a notamment été blanchi par la cour d’appel de Tunis dans l’affaire de la société Le Moteur (concessionnaire de Mercedes) -, Marwan Mabrouk a accepté de donner sa première interview depuis la révolution.

Propos recueillis à Tunis par Samy Ghorbal

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Jeune Afrique : Beaucoup sont persuadés que l’appel d’offres qui a conduit à attribuer une licence à Orange Tunisie vous a favorisé, en raison de vos liens de parenté avec l’ex-président. Ils en veulent pour preuve le fait que la plupart des groupes ayant manifesté de l’intérêt pour l’opération se sont désistés, et que pour finir seuls deux consortiums ont soumissionné : celui que vous formiez avec France Télécom et celui qu’avait constitué Sakhr el-Materi, un autre gendre de Ben Ali, avec Turkcell. Que leur répondez-vous ?

Marwan Mabrouk : Beaucoup de choses ont été dites sur ce projet depuis trois ans. Sauf la vérité. Je renverserais la question. Doit-on s’étonner que peu d’acteurs aient soumissionné ? Combien d’opérateurs ont été candidats à l’attribution de la quatrième licence française ? Un seul, Free. Et pour la troisième ? Un seul également, Bouygues. Pareil pour la troisième licence marocaine, où Wana était seul en lice. Est-ce que les dés étaient pipés ? Non.

L’attractivité d’une troisième licence est faible comparée à celle d’une première ou d’une deuxième, donc il est normal qu’il y ait moins de candidats. Quand nous avons soumissionné, en février 2009, le parc d’abonnés au mobile en Tunisie était de 8,7 millions, soit un taux de pénétration de 88 %. Quand Orascom et ses concurrents ont soumissionné pour la deuxième licence (attribuée à Tunisiana), en mai 2002, il y en avait à peine 500 000.

J’ai financé Investec à partir des revenus provenant de mon travail et du fruit de mon héritage.

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La vraie question est de savoir si l’appel d’offres excluait quelqu’un. La réponse est non. N’importe quel acteur remplissant les conditions, c’est-à-dire formant un consortium avec un opérateur télécoms possédant des références solides et reconnues dans le mobile, le fixe et l’internet, pouvait soumissionner.

L’objectif de l’État à travers cette opération était d’introduire de la concurrence ainsi que de développer et démocratiser internet. À ce propos, je rappelle que cette démarche, qui visait à déréglementer le secteur des télécoms, et plus précisément la fourniture de services internet, a été encouragée et validée par la Banque mondiale.

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Le prix payé pour la licence, 257 millions de dinars (plus de 135 millions d’euros), paraît cependant assez faible. L’État n’a-t-il pas été lésé ?

Au contraire ! Le prix de cette licence correspond aux conditions constatées sur des marchés équivalents pour une troisième licence. Et nous avons accepté de surenchérir, alors qu’il n’y avait sans doute pas lieu de le faire. Le consortium rival aurait dû être recalé en raison de l’insuffisance de son offre technique. Turkcell était un opérateur 100 % mobile et ne disposait pas d’une expertise spécifique en matière de convergence fixe-mobile-internet, contrairement à notre partenaire, France Télécom, qui maîtrisait les trois métiers et était un des leaders européens du secteur.

À l’ouverture des plis, nous avons été classés premier sur le plan technique. Notre offre financière était inférieure à celle de notre concurrent, qui avait proposé 257 millions de dinars car il savait qu’il serait devancé techniquement. Nous savions qu’il y aurait probablement un second round et que nous pourrions nous aligner sur l’offre la plus haute. Nous avons accepté de surenchérir et nous avons été déclarés adjudicataires. Et le montant de la licence a bien été réglé à l’État.

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Pourtant, aujourd’hui, vos parts dans Investec, actionnaire majoritaire d’Orange Tunisie, font l’objet d’une décision de confiscation et ont été transférées au holding Al Karama, qui a tenté le 16 janvier de vous déloger de la présidence du conseil d’administration de l’opérateur.

Les actions que je détiens dans Investec ont été confisquées illégalement et cédées tout aussi illégalement à Al Karama Holding. Le pays a vécu de grands bouleversements, un grand traumatisme, et je comprends qu’on veuille solder les comptes du passé. Mais en tant que citoyen et en tant que justiciable, je suis obligé de défendre mes droits. J’ai engagé des procédures, auprès du tribunal administratif et de la justice civile, dans ce but. Je fais confiance à la justice.

Le seul motif de ma présence sur la « liste des 114 [personnes frappées par les mesures de confiscation] » est mon lien de parenté avec l’ancien président. Le décret-loi de confiscation du 14 mars 2011 constitue une atteinte au principe de la propriété, garanti par la Constitution, car il ne fait pas la distinction entre les biens acquis licitement et les biens mal acquis.

Or, s’agissant de la part que je possède dans Orange Tunisie à travers Investec, une expertise datée d’octobre 2011 et commanditée par la commission de confiscation elle-même a conclu à l’absence de toute malversation. Le financement d’Investec s’est fait à partir des revenus provenant de mon travail et du fruit de mon héritage, ainsi que d’un crédit contracté auprès de deux banques privées aux conditions du marché. Mes revenus ont toujours été déclarés à l’administration fiscale et réinvestis dans l’économie du pays.

Aujourd’hui, au bout de trois ans de procédures, nous en sommes pratiquement toujours au même point, l’État n’a pas réussi à justifier la confiscation ni à produire le moindre début de preuve de violation de la loi. Une confiscation arbitraire décidée par une commission administrative et non basée sur une décision de justice s’appelle une spoliation.

Dans quelle mesure cette situation affecte-t-elle la bonne marche de l’entreprise ?

Avec le recul, regrettez-vous de vous être lancé dans l’aventure de la troisième licence ? Je suis un entrepreneur avant tout, c’est-à-dire quelqu’un qui construit, investit, apporte une valeur ajoutée à la société, participe à l’évolution économique du pays dans lequel il vit.

Aujourd’hui, trois ans après, nous sommes arrivés à la limite. Il nous reste à espérer un retour rapide à la légalité

La construction d’Orange Tunisie s’inscrit dans cette logique. C’était un défi formidable qui a permis la création de plus de 1 300 emplois directs et a représenté d’importants investissements récurrents. Nous avons cassé le duopole qui caractérisait le paysage des télécoms, démocratisé l’accès à internet et contribué à faire baisser de deux tiers le prix de la minute de communication, qui pouvait atteindre 250 millimes [0,25 dinar].

Il est évident que la situation a lourdement pesé sur le moral des employés, sur la gouvernance et la bonne marche de l’entreprise. Mais malgré tout, nous avons essayé d’être responsables et de sauver Orange Tunisie. Nous avons maintenu un certain niveau d’investissement et consenti une nouvelle augmentation de capital en 2012. Investec a souscrit pour moitié dans cette recapitalisation. Il faut être clair : sans cela, l’entreprise aurait fermé. Mais quelqu’un qui n’aurait pas été absolument sûr de son droit n’aurait jamais consenti à s’endetter encore alors qu’il était en procès avec l’État et faisait l’objet de procédures de confiscation.

Aujourd’hui, trois ans après, nous sommes arrivés à la limite. Il nous reste à espérer un retour rapide à la légalité, tant pour moi-même que pour l’ensemble des entrepreneurs tunisiens, afin de nous permettre de continuer à jouer notre rôle dans la construction économique du pays, c’est-à-dire d’investir et de créer des emplois.

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