Ben Laden tel qu’en lui-même

Six ans après les attentats du 11 Septembre qui bouleversèrent le monde, que sait-on vraiment sur le « milliardaire saoudien » qui les a planifiés et qui continue à inspirer le terrorisme planétaire ?

Publié le 10 septembre 2007 Lecture : 29 minutes.

Six ans après les attentats du 11 septembre 2001 – le « 9/11 » comme le désignent laconiquement les Américains -, Oussama Ben Laden continue de hanter notre vie. L’ombre du milliardaire saoudien converti en cheikh du djihad à l’échelle planétaire plane sur notre existence quotidienne comme sur le destin du monde. La paranoïa sécuritaire infligée aux voyageurs par avion, c’est lui. Les guerres en chaîne et sans fin de l’Afghanistan à l’Irak et demain peut-être l’Iran, c’est encore lui. On trouve également sa trace dans l’itinéraire des nouveaux terroristes, cette génération spontanée de kamikazes qui ont appris les rudiments du djihad sur Internet et qui se faisaient exploser en mars-avril à Casablanca
Dans les soubresauts d’un monde en proie à la guerre sainte ou à la folie meurtrière, Ben Laden n’est jamais loin. Il est présent à travers ses idées et ses exhortations, ses hommes et ses cellules, son inspiration et son modèle S’il est probablement vivant, on ne peut l’affirmer avec certitude. Et il faut sans doute se résigner à n’en avoir la preuve que lorsqu’il passera de vie à trépas. Voire.
Depuis le 9/11, on a beaucoup écrit sur Oussama Ben Laden, mais on ne le connaît pas vraiment. Avant les attentats de New York, on ne s’est pas assez intéressé à lui. Après, on s’est trop intéressé à lui, et ce qui a été publié relève ici ou là de l’hagiographie à rebours, de l’histoire diabolisée. Comme l’écrit Peter L. Bergen, qui lui a consacré huit années d’enquête*, son histoire « demeure enveloppée d’un nuage de mythe, de propagande et de demi-vérités ». Dans ces conditions, on a peut-être quelque chance de mieux connaître Ben Laden en essayant, s’agissant des époques controversées de son itinéraire, de démêler le vrai du faux et de ne retenir que les faits incontestés.

Élève timide et réservé
Oussama Ben Laden a vu le jour le 10 mars 1957 à Riyad, en Arabie saoudite. Il a passé sa petite enfance entre Médine et La Mecque, les deux Villes saintes de l’islam. Son père, Cheikh Mohamed Ben Awad Ben Laden, est né au Yémen et, dans son enfance, a émigré à Djeddah. Intelligent, travailleur, intégré, il fait bientôt fortune en devenant le patron de l’unique entreprise de BTP du pays. Bénéficiant de la confiance de la famille royale, il construit routes, palais et mosquées On lui doit les deux mosquées saintes de La Mecque et de Médine, ainsi que la restauration de la mosquée du Dôme à Jérusalem.
La mère d’Oussama, Aliya Ghanem, d’une grande beauté, est syrienne. Ses parents se séparent juste après sa naissance. Polygame intégral, le père n’a jamais eu plus de quatre femmes en même temps, mais il répudiait régulièrement l’une ou l’autre pour en épouser une nouvelle et respecter son quota légal. Au total, il a eu plus de vingt épouses légitimes, qui lui ont donné cinquante-quatre enfants. C’est dire qu’en matière d’affection paternelle Oussama a dû avoir une part infime. Son père meurt, en tout cas, lorsqu’il a 10 ans.
L’année suivante, Oussama est admis au collège Al-Thaghr, qui influence sensiblement sa formation. Les Saoudiens fortunés envoyaient leurs rejetons étudier au Liban, en Égypte, en Angleterre ou en Amérique. Al-Thaghr, établissement pilote, avait été créé au début des années 1950 pour former des élites sur place. Il jouissait de la bénédiction du futur roi Fayçal (intronisé en 1964), qui avait à cur de moderniser l’enseignement. Couvrant les cycles primaire et secondaire, Al-Thaghr accueillait des élèves externes et des pensionnaires. Unique établissement de Djeddah à disposer de la climatisation, il était fréquenté par les princes et les enfants des grandes familles. Les matières du programme dispensées par des professeurs anglais (et irlandais) étaient résolument modernes. Elles avaient même un parfum de laïcité en comparaison de ce qui était enseigné dans les autres écoles. Les élèves portaient un uniforme strict comme dans les institutions anglo-saxonnes. Seule concession à l’islam : la prière de l’après-midi accomplie en commun.
Le professeur d’anglais Brian Fyfield-Shayler se souvient bien d’Oussama Ben Laden, qui ne passait pas inaperçu. Il s’asseyait à proximité de la fenêtre qui donnait sur les terrains de sport. Du haut de son 1,80 m, il dominait tous ses camarades, mais il ne dégageait pas une forte personnalité. « J’essayais, raconte le Britannique dans le New Yorker du 12 décembre 2005, de le pousser à mieux s’exprimer en maîtrisant les spécificités orales de l’anglais, mais en vain. Pour faire des progrès, un élève doit s’exposer, prendre des risques. Ce n’était pas le cas d’Oussama. Timide, réservé, il craignait de faire des erreurs. Avec cela, bon élève, tranquille. Il ne posait pas de problème. »
Voici le témoignage d’un camarade : « C’était un élève moyen. Replié sur lui-même mais honnête. Si vous apportiez un sandwich en classe, on vous le chipait régulièrement. On confiait donc ses affaires à Oussama. Avec lui, aucun risque. Il était posé, sérieux. Il ne fraudait jamais, il ne copiait pas sur son voisin, mais il ne cachait pas sa copie au cas où les copains voudraient y jeter un il »

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Leçon particulière
C’est un autre enseignement qui va marquer le jeune Oussama. Dispensé après les cours, sous couvert d’éducation religieuse, par le professeur de gymnastique, cet enseignement-là n’avait rien d’innocent. C’est en contact avec ce maître pas comme les autres, puisqu’il était syrien et proche des Frères musulmans, qu’Oussama Ben Laden s’est imprégné, à 14 ans, du devoir que Dieu exige des vrais croyants : le djihad.
Le comportement du professeur syrien ne doit pas surprendre. Dans les années 1960, l’Arabie saoudite accueillait volontiers des exilés appartenant à la confrérie des Frères musulmans et fuyant l’Égypte nassérienne ou la Syrie baasiste. Cette politique s’inspirait de sentiments naturels de solidarité, mais aussi du souci de préserver la monarchie de la vague de nationalisme et de socialisme qui déferlait sur le monde arabe. De leur côté, les « Frères » entendaient, à partir de leur exil, poursuivre discrètement leur combat pour l’instauration de régimes islamiques. Et l’école était le lieu de prédilection de leur action souterraine pour des raisons à la fois alimentaires (il faut bien vivre) et stratégiques (préparer les élites de demain).
Grand, la trentaine, athlétique, décontracté, le prof de gym d’Al-Thaghr, n’avait pas l’allure d’un religieux. Très populaire, charismatique, il avait de l’humour et s’en servait pour faire sortir les élèves de leur coquille. Il avait formé un groupe dont les membres étaient triés sur le volet. Pour les attirer, il leur avait promis de les entraîner au foot et de les faire jouer dans des clubs. Ils devaient seulement, au début de chaque séance, mémoriser des versets du Coran. Peu à peu, le foot était oublié. La leçon particulière durait deux heures et se déroulait dans sa chambre. Il allumait une bougie posée sur une table au milieu de la pièce. Les élèves s’asseyaient par terre tout autour. Ils récitaient leurs versets, il en expliquait le sens, on discutait. Au fil des jours, on ne se contenta plus d’apprendre le Coran, on s’attaqua aux hadiths et aux chroniques de la vie du Prophète (Sira). Les récits du professeur n’étaient pas toujours puisés dans l’hagiographie et étaient imprécis quant à l’époque et au lieu. L’assistance était fascinée. Par la suite, les récits sont devenus violents. Un ancien s’en souvient encore : « C’était l’histoire d’un garçon de notre âge qui avait trouvé Dieu – exactement comme nous. Mais son père se mettait au travers de son chemin. Il l’empêchait, par exemple, de faire ses dévotions en retirant le tapis de prière sous lui. » Les élèves étaient suspendus aux lèvres du professeur. La tension était à son comble lorsqu’il expliqua que le père avait un fusil. Il lui fallut vingt minutes pour raconter comment le garçon s’est préparé pas à pas : introduire les balles, charger l’arme, viser Finalement, il tua son père. Le professeur prit son temps pour conclure : « Dieu soit loué, l’islam régnait en cette demeure. »
C’est assurément à Al-Thaghr, dans ces étranges cours du soir, que Ben Laden a attrapé le virus islamiste, qui se développera dans le bouillon de culture de l’université Abdelaziz à Djeddah. Mais attardons-nous pour le moment sur le jeune Oussama et son environnement familial. À 10 ans, on l’a vu, il perd son père. Le 3 septembre 1967, son bimoteur Beechcraft, conduit par un pilote américain, s’écrase. L’avenir de la société Ben Laden, la principale entreprise de BTP du royaume, est en jeu. Seuls quatre ou cinq fils étaient alors en âge de prendre la relève. Ce sera l’aîné, Salem. À tous égards, il sortait du lot. Éducation dans un pensionnat anglais (à Millfield), très occidentalisé, il ne ressemblait pas aux Saoudiens de sa génération. Imberbe, sympathique, drôle, il grattait la guitare en fredonnant les tubes de l’époque. Il avait ses entrées au palais royal et faisait même partie, à la cour du roi Fahd, du premier cercle. Avec un statut mitigé et unique : à la fois ami et fou du roi. Dans ses bouffonneries, il lui arrivait de dépasser les bornes comme lorsque, à bord de son avion, il survola à basse altitude le camp royal dans le désert et ne put éviter un atterrissage forcé Mais il retrouvait toujours sa place auprès du monarque. À partir de 1973, il contrôlait complètement l’entreprise familiale et, comme le dit un de ses cousins, « quand le roi voulait un palais, Salem le construisait ».

Dans le giron des « Frères »
Un mot de l’héritage d’Oussama Ben Laden. Après le 11 Septembre, on a dit et écrit que le « milliardaire saoudien » avait empoché, à la mort de son père, pas moins de 200 millions de dollars. On oubliait sans doute que la fortune paternelle avait été partagée entre quelque cinquante-quatre frères et surs. Après enquêtes et calculs, Peter L. Bergen a estimé la part qui est revenue à Oussama Ben Laden à environ 20 millions de dollars.
S’agissant du jeune Ben Laden, Khaled Batarfi, un de ses camarades d’Al-Thaghr, aujourd’hui journaliste, ajoute quelques touches à son profil. Il était le capitaine de l’équipe de foot où Oussama jouait avant pour mettre à profit sa taille. « Alors que j’étais un dur, lui était un garçon tranquille, timide, appliqué. » Il aimait les westerns, les films de karaté et les séries à la télé. Pour rien au monde il n’aurait raté un épisode de Fury, la série culte de l’époque. Il montait à cheval et pratiquait l’escalade en montagne. Il était pieux et jeûnait le lundi et le jeudi à l’instar du Prophète. Sa mère n’avait rien d’une bigote (« elle regardait la télévision »). Ni elle, ni son second mari, ni leurs enfants n’étaient attachés aux traditions. L’ambiance familiale était ouverte. Oussama, qui habitait chez sa mère, était à cet égard une exception, mais il ne vivait pas sa foi dans l’agressivité. Tout au plus il lui arrivait de réprimander tel frère qui « matait » outrageusement la bonne. Il se levait avant l’aube pour faire sa prière, mais il ne troublait pas le sommeil des autres.
Oussama Ben Laden se marie dès l’âge de 17 ans. C’est sa mère qui a arrangé les épousailles avec une de ses nièces de Lattaquié, un port syrien sur la Méditerranée. Il continue à vivre chez sa mère pendant plus d’un an. Et c’est seulement quand il aura son premier enfant et envisagera de prendre une deuxième femme qu’il déménagera dans un immeuble du quartier Al-Aziziyah, où chaque épouse aura son propre appartement.
En 1977, il entre à l’université Abdelaziz à Djeddah, au département d’économie. Jamal Khashoggi, qui fréquentait cette université et qui sera un proche collaborateur du prince Turki, patron des services saoudiens de renseignements, puis ambassadeur à Londres et à Washington, se souvient bien de cette période. Parmi les étudiants, l’idéologie dominante était celle des Frères musulmans. Tout le monde était peu ou prou « frériste ». Oussama était seulement « plus religieux, plus pointilleux, plus intégriste ». Il refusait d’écouter de la musique, il évitait de serrer la main des femmes, il ne regardait pas la télé (sauf les infos), ne fumait pas, ne jouait pas aux cartes. Il n’affichait pas de photos et bien qu’il fût issu d’une famille fortunée, il vivait modestement. Cet ami qui lui rend visite à Al-Aziziyah est frappé par la modestie de l’ameublement. « Je n’aurais pas voulu y vivre ! »
L’adhésion du futur chef d’Al-Qaïda à la pensée des Frères musulmans pendant ses années d’université ne fait aucun doute. Plusieurs professeurs qui avaient des attaches déclarées ou discrètes avec la confrérie fondée en Égypte par Hassan al-Banna en 1928 ont eu une forte influence sur lui. Parmi eux, Mohamed Qotb, dont le frère, Sayyed Qotb, s’est fait le théoricien du djihad contre l’Occident (ses ouvrages Dans l’ombre du Coran et Signaux sur la route sont les livres de référence de générations d’islamistes), et qui a été pendu sous Nasser en 1966. La fréquentation des idées et des hommes liés au mouvement des « Frères » permet de comprendre l’attrait exercé sur lui, des années plus tard, en Afghanistan, par les exilés égyptiens et singulièrement par le Dr Ayman al-Zawahiri, lequel, lui aussi, a fait un bout de chemin avec la confrérie révolutionnaire.

Baptême du feu
Avant d’aborder son itinéraire politique, quelques indications sur la vie personnelle d’Oussama Ben Laden. Sa discrétion toute musulmane se conjuguant aux secrets de la clandestinité, l’homme demeure à ce jour enveloppé de mystère. Il était résolument polygame, et hormis sa première épouse, sa cousine syrienne, les trois autres étaient professeurs d’université. Au Soudan, il vivait modestement et rien ne distinguait ses bambins des enfants des rues. Sacrifiant à un vu d’austérité, il recommandait à ses partisans de renoncer aux commodités ordinaires de la vie moderne comme l’électricité, le réfrigérateur ou l’essence. « Si vous vivez dans le luxe, il vous sera difficile demain d’aller combattre dans les montagnes. » Une de ses épouses, Oum Ali, n’a pas supporté ces privations et lui a demandé le divorce, qu’il lui a accordé.
Oussama Ben Laden a 22 ans lorsque l’Union soviétique envahit l’Afghanistan, en décembre 1979. L’événement a un immense retentissement dans le monde musulman et des milliers de jeunes se mobilisent pour le djihad. C’est la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale qu’une nation musulmane est envahie et occupée par une puissance étrangère. L’Afghanistan va bouleverser la vie d’Oussama Ben Laden. Pour lui, il y aura un avant et un après l’Afghanistan.
Le jeune Saoudien est décidé à faire quelque chose – mais quoi ? Il sait qu’il ne faut rien attendre des États arabes et musulmans et ne se satisfait pas d’actions individuelles sans lendemain. Sa rencontre avec Abdallah Azzam, l’été 1984, à Djeddah, apporte un début de réponse à ses interrogations. Le cheikh palestinien est un homme de foi et d’action. Il se propose de sensibiliser la Oumma islamique au devoir du djihad et d’organiser le recrutement des volontaires pour l’Afghanistan. Le travail mené par les deux hommes donne rapidement des résultats.
À Peshawar, au Pakistan, plaque tournante de l’aide à l’Afghanistan, affluent de partout des candidats au djihad, ainsi que les réfugiés fuyant la guerre. Azzam et Ben Laden décident de créer le Bureau des services pour les combattants (Maktab khadamat al-moudjahidine) pour mettre de l’ordre dans la masse des volontaires et rationaliser leur utilisation. Les uns sont orientés vers des tâches humanitaires auprès des réfugiés, les autres sont affectés à des groupes qui combattent les Soviétiques. Malgré ses tâches modestes, le Bureau des services pour les combattants devient l’embryon de ce que sera Al-Qaïda. Il publie Djihad, un bimensuel en arabe, pour informer sur la guerre et favoriser l’aide financière et le recrutement des combattants. Abdallah Anas, l’un des fondateurs du bureau, raconte qu’un numéro de Djihad a été tiré à 70 000 exemplaires. La plupart sont envoyés aux États-Unis, « où nous avions 52 centres », à Brooklyn, Boston, Chicago, Washington, etc. Azzam connaissait bien l’Amérique où il se rendait tous les ans. « Les États-Unis prospères, explique-t-il, pouvaient apporter une aide plus substantielle que les pays musulmans, en majorité pauvres. »
Sur le terrain de la guerre proprement dite, l’apport de Ben Laden, dépourvu de toute formation militaire, ne semble pas, tout d’abord, concluant. Il a installé à Jiji, dans l’est de l’Afghanistan, à proximité de l’armée soviétique, un avant-poste exposé, mais d’une efficacité douteuse. À en croire Jamal Khalifa, son camarade de l’université de Djeddah, qui l’a rejoint en 1985, il servait surtout à envoyer des jeunes recrues au casse-pipe. Choqué par les morts inutiles et ne parvenant pas à raisonner Ben Laden, dont il avait entre-temps, épousé la sur, Khalifa rebroussa chemin.
C’est pourtant à Jiji que va se dérouler au printemps 1987 la bataille qui sera pour Oussama Ben Laden le baptême du feu et lui donnera son brevet de bravoure militaire. Il ne sera plus, dès lors, un soutien de la guerre sainte, mais un soldat à part entière du djihad. Du côté arabe, les troupes ne dépassaient pas la soixantaine de combattants, pour la plupart des étudiants de 20 ans. L’armée soviétique, qui avait décidé d’en finir avec la base de Jiji, la bombardait intensément sans réussir à s’en emparer. Le soldat Ben Laden y fit preuve d’un courage qui impressionna tout le monde, les Arabes comme les Afghans.
Comment était Oussama Ben Laden en ces heures de gloire ? On dispose du témoignage laconique, mais nuancé et sans doute perspicace, d’un ancien officier de l’armée de l’air pakistanaise, Khalid Khawaja, qui a participé, aux côtés du guérillero saoudien, à la bataille de Jiji. « Ce n’était pas un génie. Il avait 30 ans. Il riait beaucoup, souriait tout le temps. Je n’aurais jamais pensé qu’il occuperait une place dans l’Histoire. Il n’avait pas l’air très intelligent, mais il était capable d’un grand dévouement et d’abnégation et, à cet égard, il était unique. »

De Azzam à Zawahiri
Ayant pris désormais de l’assurance, il cherche à se doter de sa propre force militaire. Il rassemble les Arabes de toutes provenances à Jalalabad, dans l’est de l’Afghanistan, avec l’intention de les diriger vers des camps aménagés spécialement pour eux. L’objectif est clair : les volontaires arabes devaient mener leur djihad à eux, sous leur propre commandement. Abdallah Azzam ne voit pas d’un bon il cette « arabisation » du djihad. Ben Laden n’en démord pas, il met en place les camps arabes, quitte à rompre avec celui qui fut jusque-là son mentor.
Ce n’est pas par hasard que la rupture de Ben Laden avec Azzam intervient quelque temps après sa rencontre avec Ayman al-Zawahiri. L’Égyptien, légèrement plus âgé, chirurgien de formation et auréolé de gloire, ne pouvait qu’impressionner le Saoudien. Il militait depuis l’adolescence dans un groupe djihadiste et venait de passer trois ans en prison après sa participation à l’assassinat d’Anouar al-Sadate. Pour Zawahiri, Ben Laden était un véritable héros et, ce qui ne gâchait rien, ne manquait pas de moyens. Bref, le mariage d’amour se double d’un mariage d’intérêt. Zawahiri s’empresse de créer son organisation djihadiste et Ben Laden lui apporte tout son soutien.
Cette redistribution des cartes qui s’est faite au cours de l’année 1987, dans le monde clos du djihad afghan, aura des répercussions lointaines. L’année suivante, un autre événement, d’ordre privé celui-là, marque la vie d’Oussama Ben Laden sans qu’on puisse en mesurer tout l’effet. Le 29 mai 1988, l’avion privé de Salem Ben Laden s’écrase à San Antonio, au Texas. Bien que les deux frères fussent on ne peut plus dissemblables, la disparition brutale de l’aîné dans les mêmes circonstances que leur père a beaucoup affecté Oussama. « Il était comme un père pour lui », confie Aliya Ghanem, sa mère. Un de ses parents, sollicité après le 11 Septembre par l’auteur d’une biographie du chef d’Al-Qaïda, est persuadé que c’est la mort de son frère qui a changé le destin d’Oussama Ben Laden : « Si Salem avait survécu, personne n’aurait écrit de livre sur Oussama Ben Laden. » Il explique : « Salem avait un tempérament fougueux et savait affronter les situations difficiles. Il serait monté dans son avion, aurait atterri au Soudan, aurait saisi Oussama au collet et l’aurait ramené en Arabie saoudite ! »

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Naissance d’Al-Qaïda
C’est trois mois après la mort de Salem, en août 1988, qu’Oussama Ben Laden fonde Al-Qaïda, qui va révolutionner la doctrine du djihad. La rupture avec Abdallah Azzam, provoquée par un désaccord sur des problèmes d’organisation, avait également une dimension idéologique. Le cheikh palestinien restait attaché à une conception classique du djihad : on faisait la guerre pour libérer des territoires musulmans occupés par des pouvoirs illégitimes (non musulmans). C’était le cas de la Palestine ou de l’Afghanistan. Sous l’influence des islamistes égyptiens qui entourent Ben Laden à la fin des années 1980, une vision plus radicale du djihad se fait jour. Le combat contre des tyrannies étrangères passe au second plan au profit d’une stratégie révolutionnaire visant à renverser des régimes musulmans préalablement désignés comme « apostats ». C’est cette conception qu’Azzam a rejetée parce qu’il ne voulait pas provoquer de dissensions sanglantes au sein de la Oumma musulmane. Sa position courageuse a peut-être coûté la vie au vénérable cheikh palestinien. Il sera assassiné dans des circonstances mystérieuses en novembre 1989, un peu plus d’un an après la fondation d’Al-Qaïda.
On connaît les conditions dans lesquelles Ben Laden a créé sous le nom d’Al-Qaïda (qui signifie « base », « plate-forme ») l’organisation qui s’identifie aujourd’hui au terrorisme planétaire. On possède en effet le compte rendu de la réunion historique découvert en Bosnie lors d’une perquisition dans les locaux d’une institution caritative. Autour de Ben Laden se sont retrouvés chez lui, le 20 août 1988, une douzaine d’hommes, dont Abou Oubeida al-Panshiri, le premier commandant militaire d’Al-Qaïda. Celle-ci se veut « une organisation fondamentalement musulmane, dont le but est de porter haut la parole de Dieu et de donner la victoire à sa religion ». Les conditions d’admission sont plus instructives : les membres doivent « s’engager pour toujours, écouter, obéir, avoir de bonnes manières, être parrainés, respecter les statuts et les instructions ». Suit le serment : « Je jure devant Dieu d’écouter mes supérieurs, qui accomplissent le travail avec énergie, promptitude, malgré les difficultés, et de leur obéir… »
Au cours de cette réunion fondatrice, on aborde une seule question opérationnelle : l’affectation des effectifs disponibles. Il est décidé de les répartir en deux catégories. Les hommes de la première iront, après une formation militaire accélérée, combattre sur le front afghan, tout en restant sous commandement et contrôle d’Al-Qaïda. Ceux de la seconde recevront un entraînement spécial, non limité dans le temps, et les meilleurs, dûment sélectionnés, seront versés à Al-Qaïda al-Askariya (« la base militaire »).

Rupture avec Riyad
Le 10 septembre 1988, Al-Qaïda, qui ne comptait alors que quinze membres, entra en action. Treize ans après, ce fut le 11 Septembre.
Pour justifier l’invasion de l’Irak, l’administration Bush a tout fait pour confondre dans la même guerre contre le terrorisme Saddam Hussein et Oussama Ben Laden. Aujourd’hui, plusieurs rapports officiels ont établi que le raïs irakien n’avait rien à voir avec les attentats du 11 Septembre, mais deux tiers des Américains en sont toujours convaincus. Outre qu’elle est contraire à la vérité, la confusion entre les deux hommes néglige une donnée essentielle : non seulement le djihad d’obédience salafiste est aux antipodes du Baas, mais c’est contre l’Irak de Saddam que Ben Laden s’est affirmé politiquement et idéologiquement avant d’être amené à fonder Al-Qaïda.
On ne le sait pas assez, dans l’affaire du Koweït, Ben Laden avait fait preuve d’une clairvoyance exceptionnelle. Un an avant que les chars irakiens ne déferlent sur l’émirat (le 3 août 1990), il avait annoncé l’invasion et plaidé auprès de la famille royale saoudienne en faveur d’une riposte autonome. Sa religion sur Saddam était établie depuis longtemps : « Il ne faut jamais lui faire confiance. » Et pour cause : à ses yeux, Saddam n’était pas musulman, c’est-à-dire un vrai croyant qui respecte les commandements de l’islam. Pour contrer la menace irakienne sur le Koweït et au-delà, Ben Laden se faisait fort de rassembler en trois mois 100 000 combattants recrutés dans l’ensemble de la Oumma. « Je dispose déjà de plus de 40 000 moudjahidine dans la seule Arabie saoudite, entraînés en Afghanistan. » Il a pu parler de ses projets aux princes qui gouvernent à Riyad, sinon au roi Fahd lui-même et, dans un premier temps du moins, nul ne les a trouvés fantaisistes. Après l’invasion du Koweït, la famille royale a finalement cherché le salut auprès de l’armada américaine. C’est de cet épisode que date la rupture entre Ben Laden et l’Arabie saoudite.
Depuis toujours, Ben Laden considérait Saddam comme un ennemi et il poussait la méfiance à son égard jusqu’à décourager les jeunes Irakiens de se porter volontaires pour le djihad en Afghanistan. À Hamid Mir, l’un de ses biographes, il a confié un jour ce jugement bizarre, mais qui en dit long sur la répulsion que le leader baasiste lui inspirait : « C’est un enc de sa mère de socialiste [socialist motherfucker] », c’est-à-dire qui ne respecte rien.
Bien entendu, Ben Laden vouait aux gémonies tous les dirigeants arabes, et Yasser Arafat avait droit aux mêmes insultes que Saddam. Parce qu’il avait noué des relations avec l’URSS, le leader palestinien était un laïc, un athée, un traître. Il le haïssait viscéralement.
Ben Laden ne changea pas d’opinion sur Saddam lorsque George W. Bush engagea la guerre contre lui. En février 2003, la veille de l’invasion, il appela les Irakiens et tous les musulmans au djihad, « abstraction faite du sort du Baas et de Saddam ».
C’est avec les talibans qu’Oussama Ben Laden avait des affinités électives et partageait le même horizon idéologique. Pour lui, le retrait, contraint et forcé, des troupes soviétiques d’Afghanistan en février 1984, est d’abord et avant tout une victoire de l’islam. Il n’est pas peu fier d’y avoir contribué, mais il n’a pas l’intention de rester en Afghanistan. Des années après son départ, les talibans, un mouvement fondamentaliste armé, ont progressivement pris le contrôle du pays. Ils ont émergé à Kandahar en 1994 sous l’autorité d’un personnage énigmatique et borgne, le mollah Omar. Ayant réussi à instaurer l’ordre et une paix relative dans un pays qui avait longtemps souffert de la guerre civile, ils jouissaient d’une réelle popularité. De plus, réputés incorruptibles, ils semblaient peu attirés par les avantages du pouvoir.

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« Miracle » à Tora Bora
De son côté, après son différend avec la monarchie saoudienne sur le Koweït, Ben Laden s’est installé au début des années 1990 au Soudan. Il y était en territoire connu, puisque la junte au pouvoir bénéficiait de la bénédiction de son ami Hassan al-Tourabi. Mais les pressions conjuguées de l’Arabie saoudite et des États-Unis ont eu raison de l’hospitalité des dirigeants soudanais et il doit plier bagage en mai 1996. Il choisit de retourner en Afghanistan, haut lieu de ses exploits djihadistes. Il y arrive alors que les talibans achèvent leur mainmise sur le pays. Coïncidence heureuse qu’il va magistralement exploiter en nouant une alliance mutuellement profitable avec le mollah Omar. Ben Laden apporte de l’argent frais et des cohortes de combattants déterminés et fidèles. En échange, il bénéficie d’un sanctuaire qui abritera les camps d’entraînement d’Al-Qaïda. Il installe son QG à Tora Bora, les montagnes qui surplombent Jalalabad. Abdel Bari Atwan, le patron d’Al-Qods Al-Arabi, le quotidien arabe publié à Londres, auteur d’une biographie (L’Histoire secrète d’Al-Qaïda, Acropole) lui a rendu visite en novembre 1996. Il vivait au milieu de ses partisans : « Ils avaient créé leur propre communauté, ils mangeaient ce qu’ils cultivaient, ils se mariaient entre eux. C’était comme une oasis en Afghanistan. » Comment était Ben Laden ? « En parfaite santé. Il ne se plaignait jamais de l’altitude ou du temps glacial. » Il a confié au journaliste à quel point il haïssait les Américains et qu’il voulait les battre dans tous les domaines. Il montrait fièrement les tournesols qu’il avait plantés et qui étaient plus hauts que ceux qui poussaient en Amérique : « Je les ai battus même en agriculture ! »
Dans son sanctuaire du bout du monde, Ben Laden restait d’une vigilance extrême. Il n’excluait pas que son QG soit attaqué et qu’il soit dans l’incapacité de se défendre. À son garde du corps, Abou Jandal, il a remis un pistolet chargé de deux balles avec ordre de le tuer pour lui épargner de tomber entre les mains de l’ennemi
Le 26 mai 1998, Ben Laden annonce la création du Front mondial du djihad contre les croisés et les juifs. Parallèlement, une fatwa émanant du cheikh Omar Abderrahmane, « le cheikh aveugle » détenu aux États-Unis, exhorte ses partisans – dont un certain Ayman al-Zawahiri – à s’attaquer partout à l’Amérique, « à abattre leurs avions, incendier leurs entreprises et couler leurs navires ». On ne prêta guère attention à ces menaces circonstanciées. À tort. C’était la première fois qu’un dignitaire de l’islam donnait sa bénédiction à des attaques contre des objectifs américains ciblés avec une telle précision.
Le 12 octobre 2000, le destroyer USS Cole est l’objet d’une attaque à Aden au Yémen. L’attentat-suicide, qui provoque la mort de 17 marines, est signé Al-Qaïda. Puis, c’est le 11 Septembre. Un mois plus tard, le 7 octobre 2001, Ben Laden revendique sur la chaîne de télévision Al-Jazira la responsabilité de l’opération À Hamid Mir, il dit qu’il l’avait vu chez Larry King, le célèbre animateur de talk-show de CNN. Le journaliste pakistanais n’imaginait pas que Ben Laden pouvait regarder les chaînes américaines et, quand il lui fait part de sa surprise, ce dernier réplique : « Je suis en train de mener une grande guerre et je dois suivre ce que fait mon ennemi sur ses stations de télévision. » Il confie encore qu’il vient d’avoir une fille et qu’il l’a appelée Safia, le prénom d’une jeune femme qui avait tué un espion juif au temps du Prophète
Après la guerre punitive menée par l’armée américaine en Afghanistan au lendemain du 9/11, l’épisode de Tora Bora demeure à ce jour une énigme. Divers témoignages, qui vont des responsables du renseignement américain à Abdellah Tabarak, le garde du corps marocain de Ben Laden à l’époque, confirment que le fondateur d’Al-Qaïda se trouvait bien dans ces montagnes enneigées. Mais comment expliquer qu’il ait pu s’en tirer ? Bien entendu, les Américains étaient décidés à lui mettre la main dessus et ils avaient mobilisé d’énormes moyens, mais force est de constater qu’ils n’ont pas mis, sans doute par excès de prudence, des moyens suffisants. Voici, en tout cas, le récit fait par Ben Laden lui-même et diffusé par Al-Jazira en février 2003 : « Nous n’étions pas plus de 300 combattants et nous avons creusé une centaine de tranchées sur un espace qui ne dépassait pas 4 km2. Le matin du 3 décembre 2001, les Américains, persuadés que l’état-major d’Al-Qaïda – dont moi-même et Ayman al-Zawahiri – se trouvait à Tora Bora, ont commencé à nous pilonner. Le bombardement a fait le tour de l’horloge. Sans cesse, jour et nuit, des avions passaient au-dessus de nos têtes et larguaient des bombes intelligentes qui pesaient des milliers de livres et pouvaient pénétrer dans les grottes. Parallèlement, les forces de l’Alliance du Nord poursuivaient leurs attaques, qui duraient depuis un mois. Nous avons pu riposter aux uns et aux autres. Mais les Américains n’ont pas osé s’aventurer dans nos refuges. »
Peter L. Bergen revient sur Tora Bora et pose la question cruciale : « Pourquoi l’armée américaine n’a-t-elle pas bouclé toute la zone au lieu de s’en remettre à une poignée d’éléments des Forces spéciales ? On a un début de réponse si l’on pense qu’elle était victime de ses propres succès. Des commandos des Forces spéciales, appuyés par des frappes aériennes, en liaison avec des milliers d’Afghans, ont détruit en quelques semaines l’armée des talibans. Mais une telle tactique a échoué à Tora Bora, où il aurait fallu un très grand nombre d’Américains au sol pour encercler efficacement Al-Qaïda. » En fait, à Tora Bora, on a vu plus de journalistes que de soldats américains, et la bataille décisive a été un lamentable fiasco. Comme il le dira sur Al-Jazira, Ben Laden n’a perdu dans l’affaire que 18 hommes

Merci George W. Bush !
Tora Bora, décembre 2001, c’est la dernière adresse laissée par Ben Laden. Depuis, malgré la mobilisation des différents services des États-Unis et de leurs alliés, toute localisation du chef d’Al-Qaïda est demeurée incertaine. On s’accorde à supposer qu’il est quelque part au Pakistan, probablement dans les « zones tribales » à la frontière avec l’Afghanistan. La plupart des chefs d’Al-Qaïda arrêtés depuis le 9/11 l’ont été au Pakistan. À coup sûr, George W. Bush fait tout pour capturer Ben Laden, mais il n’est pas certain que son allié pakistanais, le général Pervez Musharraf, dont le pays et les services sont travaillés par l’islamisme djihadiste, voie d’un bon il une telle perspective.
Si elle n’a pas permis de capturer Ben Laden, l’équipée américaine en Afghanistan a porté un coup très sévère à Al-Qaïda. Privée de son sanctuaire, de ses camps d’entraînement, ses chefs en cavale, arrêtés ou tués, Al-Qaïda était condamnée. C’est la guerre d’Irak, censée en finir une fois pour toutes avec le terrorisme, qui relance le djihad à travers le monde et prolonge la vie d’Al-Qaïda. Son rêve, à savoir entraîner les Américains en Afghanistan dans une guérilla comparable à celle dans laquelle les Soviétiques ont été empêtrés, Ben Laden le réalisera en Irak, au cur du Moyen-Orient. Les réseaux terroristes inspirés par Al-Qaïda se sont multipliés aux quatre coins de la planète. On a enregistré en 2003 – l’année de l’invasion de l’Irak – le nombre le plus élevé d’opérations terroristes depuis vingt ans, et ce chiffre a triplé en 2004.
Voici en quels termes Ben Laden s’adresse aux Irakiens, le 18 octobre 2003 : « Écoutez cette bonne nouvelle : l’Amérique est embourbée dans les marécages du Tigre et de l’Euphrate. » Estimant que « Bush est une proie facile », il invite les jeunes musulmans, particulièrement ceux des pays voisins de l’Irak, à « se joindre au djihad, qui est désormais une obligation ».
Un certain Abou Moussab al-Zarqaoui n’avait pas attendu cet appel solennel. Anticipant avec une clairvoyance remarquable l’invasion américaine, il s’était installé en Irak avec ses hommes des mois auparavant. Au départ, il n’avait guère de relations avec Ben Laden et Zawahiri, qui n’approuvaient pas sa stratégie de guerre civile entre sunnites et chiites. Mais fort de ses succès, il leur a forcé la main, et en prêtant allégeance à Ben Laden, il est devenu le chef d’Al-Qaïda dans l’ancienne Mésopotamie. Sa mort au combat en juin 2006 n’a rien changé. On n’est pas fixé sur l’identité de son successeur, mais son organisation, grâce à l’utilisation intense de cette arme de destruction massive que sont les kamikazes, n’est pas près de s’effacer.

Djihad.com
Où en est aujourd’hui Al-Qaïda ? Que reste-t-il de l’organisation originelle constituée par Ben Laden ? Comment s’est-elle adaptée à la guerre contre le terrorisme ? Divers ouvrages de valeur inégale ont cherché à répondre à ces questions. C’est sans doute avec Marc Sageman qu’on a le plus de chances de trouver les informations et les analyses les plus pertinentes. Sociologue et psychiatre, cet ancien agent de la CIA a repris du service après le 9/11 en tant qu’expert auprès de divers organismes de sécurité occidentaux. Affecté à Peshawar au temps du djihad contre les Soviétiques massivement encouragé par les États-Unis, il a eu affaire aux « Afghans arabes », qui étaient alors des partenaires ou à tout le moins des alliés objectifs. Il a également vécu l’évolution du djihad parmi les « Afghans arabes », qui se donnaient, après la déroute des Soviétiques, de nouveaux buts et un nouveau combat, cette fois contre l’« ennemi lointain » (États-Unis et Occident).
De son aventure afghane, Sageman a ramené un butin qu’il a continué à faire fructifier par la suite et qui n’est rien de moins que la banque de données la plus complète qui soit sur Al-Qaïda et ses avatars. Il a répertorié plus de 400 djihadistes (dont quelque 60 femmes) qui constituent l’armature du réseau salafiste mondial. La structure d’Al-Qaïda se présente ainsi : un centre autour de Ben Laden et de Zawahiri, et de ce qui reste des vétérans d’Afghanistan, avec des branches plus ou moins autonomes au Moyen-Orient, au Maghreb et dans le Sud-Est asiatique.
Bien entendu, Sageman apporte le plus grand soin à son fichier, il le complète et l’actualise sans cesse. Voici quelques traits distinctifs de ces « 400 » qui ne manquent pas de surprendre : 20 % sont issus des classes sociales supérieures ; 50 % appartiennent aux classes moyennes ; plus de 60 % ont suivi des études supérieures. « Mon échantillon, note Sageman, représente un groupe nettement plus instruit que la moyenne mondiale. » Devant une assemblée de spécialistes occidentaux du terrorisme, il lance un jour : « Ils sont plus diplômés que nous ! » Autre caractéristique, ils sont jeunes : moyenne d’âge, 26 ans. Ils ont souvent fondé une famille. Plus de 70 % sont mariés et les deux tiers ont un ou plusieurs enfants. Ce ne sont nullement des marginaux, puisque la plupart des « 400 » ont un travail qualifié ou semi-qualifié, et ils n’ont pas d’antécédents judiciaires. « Ils sont comme vous et moi, insiste Sageman, des hommes et des femmes ordinaires. »
Encore des chiffres qui parlent : 84 % ont rejoint le djihad en dehors de leur pays, ce qui permet d’avancer qu’Al-Qaïda est essentiellement un phénomène de diaspora. Soixante-huit pour cent ont découvert le djihad et s’y sont engagés par des relations, des amis, en somme par copinage. Les liens de parenté constituent un autre facteur de recrutement. On a relevé deux paires de frères dans le groupe du 9/11. On est passé à six avec les attentats du 11 mars 2004 à Madrid. L’expert américain en tire cet axiome : le terrorisme salafiste est le fait d’une bande de copains et il a tendance à devenir une affaire de famille.
Qu’en est-il des capacités opérationnelles d’Al-Qaïda aujourd’hui ? Sageman est catégorique : « Un attentat de l’ampleur du 9/11 n’est plus possible. » Al-Qaïda n’a plus de direction centrale. Tout est devenu « local, autonome moins professionnel aussi ». « Depuis trois ans, notait Sageman en mars 2006, il n’y a plus de liens organiques entre les nouvelles cellules et ce qui reste du politburo d’Al-Qaïda. »
L’absence réelle de centre donne lieu à un simulacre de centre, à un centre suiviste, à la traîne… Du genre : « Je suis leur chef, je les suis. » Ben Laden n’est plus dans le coup. Il peut seulement envisager des attentats, quitte à les revendiquer ensuite, après coup, mais il ne peut ni les organiser ni les exécuter. C’est le temps du djihad éclaté, sans cerveau.
Internet a pris la relève. Le réseau des réseaux permet aux djihadistes de rester en contact, « tous ensemble à tout moment ». À travers la Toile, il est possible de faire des rencontres, d’organiser une cellule, de se procurer des recettes pour les explosifs « Internet n’ayant pas de sexe, il permet aux filles de s’engager plus facilement. Dans ces conditions, peu importe qu’Oussama Ben Laden soit vivant ou mort. Des milliers de pages sur Internet lui donnent une vie virtuelle. Et pour longtemps. »
Madrid, Londres, Casablanca C’est le temps des nouveaux terroristes et du terrorisme spontané. Il faudra vivre avec. Conclusion de Marc Sageman : « C’est ce type d’action qui va se reproduire encore de nombreuses fois. Au moins pendant vingt ans, une petite génération. »

*The Osama Bin Laden I Know, An Oral History of al-Qaeda’s Leader, Free Press.

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