60 ans et toute la vie devant soi

Le pays de Gandhi, qui fête le soixantième anniversaire de son indépendance, affiche une grande vitalité économique, même si beaucoup reste à faire en matière d’infrastructures et de services publics.

Publié le 10 septembre 2007 Lecture : 5 minutes.

« On commence à être jeune à 60 ans », disait Picasso. Il semble que ce soit désormais le cas pour l’Inde, du moins sur le plan économique. Le pays de Gandhi fait en effet preuve de beaucoup plus de vitalité aujourd’hui que lorsqu’il a accédé à l’indépendance, en 1947, au temps où son économie hyperdirigée progressait au rythme lent et imperturbable de trois points de croissance par an. La faiblesse économique contrastait fortement avec la vitesse du changement politique de la nouvelle république : l’Inde a été le premier pays pauvre du monde à devenir du jour au lendemain une démocratie à part entière.
La démocratie s’y est épanouie depuis lors, malgré quelques soubresauts, avec des élections qui se sont déroulées dans le calme, des médias libres et prospères, une justice indépendante et des partis politiques au pouvoir qui acceptent de céder la place lorsqu’ils sont battus aux élections, au lieu de faire appel à l’armée. Ç’aurait déjà été remarquable dans un pays pauvre, en particulier de la taille de l’Inde, mais c’était d’autant plus difficile pour une nation où l’on parle tant de langues importantes et où il existe une telle diversité de religions. La laïcité a été de temps en temps menacée par des groupes sectaires, mais elle a fait à maintes reprises l’objet d’un soutien massif.

Sur le plan économique, la relative réussite de l’Inde est plutôt récente. Certains changements ne sont intervenus que lentement et le taux de croissance de l’économie a atteint 5 % par an dans les années 1980, ce qui était beaucoup plus que dans les premiers temps de l’indépendance, sans parler du siècle de semi-stagnation coloniale. Les réformes radicales qui ont permis à l’économie indienne d’être aujourd’hui aussi dynamique ont eu lieu au début des années 1990, sous l’impulsion de Manmohan Singh, le ministre des Finances de l’époque (il est Premier ministre depuis 2004, après avoir passé une période à l’écart du pouvoir). Il est intéressant de se demander, dans une mise en perspective sur le long terme, quels ont été les changements nécessaires et ce qui s’est réellement passé dans la période de transformation progressive qui s’est ouverte avec les réformes du début des années 1990.
L’Inde avait deux énormes problèmes de gouvernance. Le premier était une hyperactivité du gouvernement dans des secteurs où sa présence était envahissante et sa capacité de semer la pagaille démesurée. Avec ce qu’on appelait la « licence Raj », il était extrêmement difficile de prendre des initiatives économiques et l’on était à la merci des bureaucrates, ce qui étouffait l’esprit d’entreprise et alimentait la corruption. Tout ne s’est pas fait du jour au lendemain, mais le changement de cap a été évident après le début des années 1990 (même s’il y a encore des lenteurs), et les nouvelles méthodes ont été adoptées par des gouvernements successifs d’une majorité politique différente.

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Mais l’Inde avait aussi un autre problème auquel il fallait s’attaquer d’urgence. C’était, au contraire, la passivité du gouvernement dans des domaines où il pouvait faire beaucoup. On a traîné les pieds pour faire face à l’étonnante insuffisance de l’infrastructure sociale – écoles, hôpitaux et centres médicaux ruraux – et pour mettre en place un système fonctionnel de comptabilité, de supervision et de collaboration entre les services publics. À quoi il faut ajouter le manque de suivi de l’infrastructure matérielle (énergie, eau, routes, rail), qui demanderait des initiatives publiques et privées. De larges secteurs de ce que les économistes appellent des « biens publics » continuent d’être négligés.
Les changements radicaux des années 1990 n’ont jamais favorisé le règlement de ce second problème. Si, là aussi, les choses ont commencé à bouger, c’est en partie à la faveur de la fibre démocratique indienne. On est de plus en plus sensible à l’impact électoral des besoins fondamentaux non satisfaits, et il y a aussi les débats ouverts par des médias mieux informés et par les mouvements associatifs qui demandent le respect des droits élémentaires.

Dans quelle situation l’Inde se trouve-t-elle aujourd’hui ? Le taux de croissance, qui est de 8 % (et frôle parfois 9 %), est certes élevé, mais la répartition de ses fruits est encore très inégale. Les taux de pauvreté ont reculé, mais ils sont encore très loin de ce qu’on aurait pu obtenir si l’on avait été plus attentif à la redistribution.
Certains échecs sont flagrants, comme la sous-alimentation, qui persiste, en particulier pour les enfants, et, bien entendu, le scandale que constitue le fait que le quart de la population (dont la moitié des femmes) soit toujours analphabète dans un pays qui a obtenu de tels résultats dans les hautes technologies grâce à une excellente formation spécialisée. Un pays démocratique ne peut guère admettre d’être coupé en deux, une moitié Californie et une moitié Afrique subsaharienne.
L’inégale redistribution des bienfaits du progrès économique n’est pas sans lien avec les fossés qui persistent dans le domaine social, puisque les conditions qui permettent à la population de profiter des nouvelles opportunités économiques pourraient être largement améliorées par de bons services publics, tels que des écoles ouvertes à tous, un système sanitaire efficace et accessible et une épidémiologie fiable. Il faut pour cela beaucoup plus de ressources économiques et des services publics bien mieux organisés.
Ce n’est pas, cependant, une raison pour considérer que la croissance n’a pas d’importance. Bien au contraire, puisqu’elle génère des ressources budgétaires qui peuvent être largement utilisées pour améliorer les services publics. Les recettes publiques augmenteront très rapidement si elles suivent la rapide croissance de l’économie. En fait, elles ont régulièrement augmenté plus vite que la progression du produit intérieur brut. L’argent continuera d’affluer très rapidement dans les caisses de l’État et il est capital d’utiliser ces ressources intelligemment, là où c’est le plus nécessaire.
Quand Picasso disait qu’on est jeune à 60 ans, il laissait aussi entendre qu’il peut être « trop tard » à cet âge-là. Mais il n’est absolument pas trop tard pour remédier aux déficiences des biens et des services publics dans un pays qui a déjà si bien utilisé sa jeune énergie. Avec un peu plus de réflexion et de détermination, il y a encore beaucoup de mieux à attendre.

* Prix Nobel d’économie 1998, professeur à l’université Harvard, aux Etats-Unis.

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