Orange Tunisie : enquête sur une spoliation

Depuis trois ans, un véritable bras de fer oppose Marwan Mabrouk aux autorités pour le contrôle de l’opérateur. Autour d’une question : l’homme d’affaires s’est-il enrichi légalement ou a-t-il bénéficié de sa proximité avec la famille Ben Ali, comme l’estime l’État, qui a confisqué ses parts ?

investec, le holding créé par Marwan Mabrouk, détient 51% de l’opérateur Tunisie Télécoms. © Nicolas Fouque/Imagesdetunisie.com

investec, le holding créé par Marwan Mabrouk, détient 51% de l’opérateur Tunisie Télécoms. © Nicolas Fouque/Imagesdetunisie.com

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 14 mars 2014 Lecture : 8 minutes.

C’est une sourde bataille qui dure depuis presque trois ans. Elle se joue loin des projecteurs, dans le silence feutré des bureaux d’avocats et des cabinets ministériels. Mais son enjeu est énorme : le contrôle d’Orange Tunisie, le troisième opérateur de téléphonie du pays, qui revendique 2,1 millions d’abonnés. Elle oppose Marwan Mabrouk, 42 ans, l’ex-gendre du président Zine el-Abidine Ben Ali, au holding Al Karama, créé en juin 2012 et chargé de la gestion d’une partie des biens confisqués au lendemain de la révolution aux familles liées à l’ancien régime.

L’homme d’affaires tunisien, actionnaire majoritaire (à hauteur de 51 %) de l’opérateur aux côtés du français Orange, se considère victime d’une tentative de spoliation et multiplie les recours en justice. Les responsables d’Al Karama assurent, de leur côté, qu’ils ne font qu’appliquer la loi et estiment qu’Investec, la structure qui contrôle Orange Tunisie, leur appartient : elle leur a été cédée par l’État début 2013. Ce que Marwan Mabrouk réfute vigoureusement.

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Tunisie.]" target="_blank">JA2773p059 info1Ces dernières semaines, l’affrontement a connu un développement spectaculaire, avec le limogeage de Mabrouk du poste de président du conseil d’administration d’Orange Tunisie puis l’annulation de cette décision par le tribunal de première instance de Tunis, saisi en référé.

Le sujet reste ultrasensible. Rétablir Marwan Mabrouk dans ses droits risquerait de créer des remous et d’alimenter les fantasmes de ceux qui pensent qu’il jouit encore de protections. Pourtant, son « expropriation » est entachée d’irrégularités flagrantes, sur la forme et sur le fond.

Clans

Pour comprendre l’affaire, il faut revenir aux dernières années du long règne (1987-2011) de Zine el-Abidine Ben Ali, marquées par la montée en puissance des clans liés à la présidence. Un mouvement qui s’amplifie de manière spectaculaire après la présidentielle de 2004. La Tunisie bascule d’une dictature policière à une dictature prédatrice. Belhassen Trabelsi, le frère de la première dame, son neveu Imed et Sakhr el-Materi, le mari de Nesrine, la fille de Zine et Leïla Ben Ali, deviennent des figures incontournables d’une économie mise en coupe réglée.

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Marwan Mabrouk a épousé en 1996 Cyrine Ben Ali (dont il est aujourd’hui divorcé), l’une des trois filles que le président a eues avec sa première épouse, Naïma Kefi. Mais il est, à l’époque déjà, un cas particulier. Héritier, avec ses deux frères, d’un groupe créé par leur père, décédé en 1999 et qui fut l’un des pionniers de l’industrie agroalimentaire tunisienne, il était déjà riche avant l’arrivée de Ben Ali au pouvoir. Les Mabrouk ont plutôt bonne réputation et se tiennent à l’écart de la politique. Mais leur groupe familial s’est considérablement développé pour devenir l’un des plus importants du pays.

Révolution

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La révolution du 14 janvier 2011 sonne le glas du système kleptocratique des « familles ». Soumis à une intense pression de la rue, Mohamed Ghannouchi, le Premier ministre, et Foued Mebazaa, le président par intérim – qui avaient tous deux servi Ben Ali depuis 1987 -, rédigent un décret de confiscation et font établir une liste de 114 personnes liées à l’ancien régime. Marwan Mabrouk y figure en bonne place.

JA2773p059info2Ses biens tombent dans l’escarcelle de la commission de confiscation. Il perd le contrôle d’Orange Tunisie, le consortium formé en 2009 avec France Télécom (rebaptisé depuis Orange) et qui avait remporté, au terme d’un appel d’offres, la troisième licence universelle de télécommunications (fixe, mobile, internet). Le 29 mars 2011, un administrateur judiciaire est placé à la tête de l’entreprise.

Marwan Mabrouk se mure dans le silence et s’en remet à ses avocats. Le décret-loi de confiscation, rédigé à la hâte, est attaquable. L’homme d’affaires, qui n’a pas voulu quitter la Tunisie, n’en démord pas : il n’a ni lésé ni escroqué personne, n’a jamais dissimulé ses revenus au fisc, et la construction de son patrimoine industriel ne relève pas d’un enrichissement spontané mais de sa capacité à faire fructifier, avec ses frères, l’héritage de son père.

Le 24 janvier 2012, la Cour de cassation, la plus haute juridiction civile tunisienne, statue que les biens acquis licitement et ceux provenant de l’héritage ou des fruits de l’héritage ne sauraient être concernés par les mesures de confiscation. Or quelques semaines plus tôt, le 24 octobre, un audit réalisé à la demande du juge Adel Ben Ismaïl, président de la commission de confiscation, avait conclu que le financement de la société Investec par Marwan Mabrouk s’était fait « à partir des revenus provenant des bénéfices qui lui ont été distribués par les sociétés héritées de son père ». Au même moment, l’homme d’affaires retrouve la présidence d’Orange Tunisie à l’expiration du mandat de l’administrateur judiciaire. Il se reprend à espérer.

Biens confisqués

La Tunisie a alors un nouveau gouvernement, dirigé par l’islamiste Hamadi Jebali, dont le parti, Ennahdha, est sorti victorieux des élections du 23 octobre 2011. Et les caisses de l’État sont vides. Le Premier ministre veut accélérer la cadence dans le dossier des biens confisqués. Plus de 450 entreprises sont concernées, et la solution imaginée au départ – confier leur gestion à des administrateurs judiciaires – a viré au casse-tête juridique. Jebali décide de suivre personnellement le dossier.

Interview – Marwan Mabrouk : « Je fais confiance à la justice »

Jeune Afrique : Beaucoup sont persuadés que l’appel d’offres qui a conduit à attribuer une licence à Orange Tunisie vous a favorisé, en raison de vos liens de parenté avec l’ex-président. Que leur répondez-vous ?

Marwan Mabrouk : Beaucoup de choses ont été dites sur ce projet depuis trois ans. Sauf la vérité. Je renverserais la question. Doit-on s’étonner que peu d’acteurs aient soumissionné ?

Combien d’opérateurs ont été candidats à l’attribution de la quatrième licence française ? Un seul, Free. Et pour la troisième ? Un seul également, Bouygues. Pareil pour la troisième licence marocaine, où Wana était seul en lice. Est-ce que les dés étaient pipés ? Non.

Lire la suite de l’interview.

En juin 2012, sur les conseils de Slim Besbes, le secrétaire d’État aux Finances, Jebali tranche et crée le holding Al Karama (« dignité »). Sa présidence est confiée, à titre bénévole, à un pionnier respecté de la finance tunisienne, Ahmed Abdelkéfi, 73 ans, fondateur de Tunisie Valeurs et de Tuninvest, tandis que sa direction générale échoit à Mohamed Ali Chekir, 53 ans, universitaire et consultant, qui a notamment travaillé aux côtés du magnat saoudien Cheikh Salah Kamel, promoteur de nombreux projets en Tunisie.

Le holding a vocation à gérer l’ensemble des participations étatiques dans les sociétés confisquées prêtes à être cédées. D’une vingtaine au départ, leur nombre est passé à 58. Fin 2012, sous l’impulsion de Slim Besbes, devenu entre-temps ministre des Finances par intérim, l’État cède à Al Karama les actions qu’il détenait dans Investec, le holding de l’ex-gendre de Ben Ali. L’opération est enregistrée le 3 mars 013 et notifiée le 24 avril.

Pour Marwan Mabrouk, qui venait de déposer un recours auprès du tribunal administratif demandant l’annulation de la confiscation d’Investec, c’est un coup dur, et le signe que les choses se compliquent. On commence à murmurer que des contacts auraient été pris par Al Karama avec France Télécom pour le rachat des parts confisquées dans Orange Tunisie. Info ou intox ? Mabrouk saisit la justice pénale, pour demander cette fois l’annulation de cette vente. Il s’appuie sur l’article 202 du code des obligations et des contrats, qui stipule qu’ »est nul le transfert d’un droit litigieux, à moins qu’il n’ait eu lieu avec l’assentiment du débiteur cédé ».

Application de la loi

Interrogé par Jeune Afrique, Mohamed Ali Chekir, le directeur général d’Al Karama, nie tout acharnement : « Nous n’avons rien contre Marwan Mabrouk, mais nous exécutons une mission. Nous avons un mandat, les parts qu’il détenait nous ont été confiées. La cession est une option, mais notre priorité était d’abord d’introduire des changements dans la gouvernance d’Investec et d’Orange Tunisie en désignant nos administrateurs. Nous procédons ainsi avec toutes les entreprises qui entrent dans notre giron. Nous appliquons simplement la loi, comme nous l’a d’ailleurs demandé Elyes Fakhfakh [le ministre des Finances nommé en remplacement de Slim Besbes fin 2012]. »

JA2773p059info3Pour Fakhfakh, qui a rendu son tablier après la formation d’un gouvernement de technocrates le 26 janvier 2014, il n’était pas question d’appliquer un traitement particulier à Marwan Mabrouk.

« Pourquoi aurais-je fait une entorse aux principes au profit de M. Mabrouk sous prétexte qu’il conteste la confiscation, et n’aurais-je pas dû en faire pour M. Belhassen Trabelsi, sous prétexte qu’il est en fuite ? Je ne veux pas entrer dans les détails juridiques, qui sont du ressort des magistrats. Je me plaçais du point de vue de l’État actionnaire, dont je défendais les intérêts en respectant ce qui tient lieu de loi, c’est-à-dire le décret de confiscation. Je n’ai pas voulu faire de dérogations. »

Offensive

Craignaient-ils que le changement annoncé de gouvernement ne fragilise leur position ? Voulaient-ils se prémunir contre les aléas du calendrier judiciaire, par définition incontrôlable ? Toujours est-il que les dirigeants d’Al Karama passent à l’offensive et convoquent une assemblée générale d’Investec, le 16 janvier 2014, pour dessaisir Marwan Mabrouk de la présidence du conseil d’administration d’Orange Tunisie.

« Nous avons tenté, en vain, d’établir le dialogue avec lui, plaide Mohamed Ali Chekir. Face à son refus, nous avons convoqué cette assemblée générale, en vertu de l’article 277 du code des sociétés commerciales. Les formalités ont pris six mois. Le timing n’a donc aucun rapport avec le calendrier politique. »

Mais la justice, saisie en référé, annule le 11 février l’assemblée générale et toutes les décisions qui en découlent. C’est le troisième revers consécutif pour Al Karama, qui fait appel. Marwan Mabrouk reste donc pour l’heure à la tête du conseil d’administration de la société, mais la guérilla juridique risque de se prolonger.

Cet imbroglio fragilise Orange Tunisie, qui doit consentir de nouveaux investissements pour assurer son développement. Et maintenant ? La balle est en réalité dans le camp du nouveau gouvernement… qui affirme vouloir jouer la transparence et se donner le temps de la réflexion.

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