Voyage dans la France noire

Sans tabous et avec beaucoup de minutie, les journalistes Géraldine Faes et Stephen Smith explorent les contours de la galaxie afro-antillaise dans l’Hexagone.

Publié le 10 juillet 2006 Lecture : 5 minutes.

Géraldine Faes, ancienne collaboratrice de Jeune Afrique, et Stephen Smith, journaliste-écrivain et africaniste reconnu, auteur (ou coauteur) d’une dizaine d’ouvrages sur le continent, ont eu la bonne idée éditoriale et conçu l’ambitieux projet de retracer, dans un livre-enquête, l’histoire d’une citoyenneté en devenir : celle des Noirs de France. De l’appel des « indigènes de la République » contre la persistance de « l’État colonial » aux dramatiques incendies d’immeubles vétustes, en passant par les émeutes des banlieues et la création du Conseil représentatif des associations noires (Cran), regroupement de 72 organisations antillaises et africaines, jamais on avait autant glosé sur la « question noire » qu’au cours de l’année 2005.
Sans tabous et avec beaucoup de minutie, Faes et Smith décryptent les raisons de cette irruption et explorent les contours de la galaxie afro-antillaise en France. Plusieurs chapitres décrivent l’évolution de l’image du Noir dans l’Hexagone au XXe siècle, tour à tour bête de zoo humain, indigène, tirailleur, immigré « à contretemps » parce qu’arrivé en nombre dans les années 1980 après la période des Trente Glorieuses et donc exposé à une immigration de l’exclusion plutôt que du travail, compatriote enfin – tout au moins dans les mots tant il est vrai que le rêve d’une France « black-blanc-beur » n’a été qu’un songe creux.
Une histoire contemporaine scandée par les lois toujours plus restrictives d’une République de moins en moins fraternelle. L’instauration de la carte de séjour en 1975. Celle des visas obligatoires en 1986. La criminalisation de la polygamie, des mariages forcés et de l’excision. Au tournant du siècle, l’immigration africaine change de visage : le paysan sahélien est peu à peu remplacé par le côtier d’Afrique de l’Ouest et centrale, parfois de très bon niveau scolaire. Pour ces cadres africains en exil, le dilemme est parfois existentiel : « Derrière lui, la terre brûlée de son pays, sans espoir de retour ; devant lui, la vie incertaine d’un immigré surqualifié et, selon toute vraisemblance, sous-employé, l’existence précaire d’un réfugié économique privé de l’auréole de ses aînés sur le sol français, l’exil politique, qui fut certes dur mais noble. »
La législation française ayant à cet égard des pudeurs que n’ont pas ses équivalentes anglo-saxonnes, le chiffre global des originaires d’Afrique subsaharienne, qu’ils soient ou non français, vivant en France est impossible à préciser, ce qui ajoute au désarroi des uns et nourrit les fantasmes racistes des autres. Trois millions ? Une chose est sûre : il s’agit là d’une minorité – mais de plus en plus visible.
Faes et Smith appellent cela « le big bang de la galaxie noire ». À partir de 1998, des milliers d’associations afro-françaises et guyano-antillaises (on en compte près de treize mille aujourd’hui) sont créées ou sortent de l’anonymat folklorique pour revendiquer leur citoyenneté à part entière. Certaines cherchent leur salut dans un passé de victimisation ou d’autoglorification comme « descendants d’esclaves », héritiers des « pharaons noirs » de l’ancienne Égypte ou « martyrs » de la colonisation. D’autres, comme le Cran, tentent désespérément de fusionner les immigrés africains, leurs enfants français et les ressortissants des départements d’Outre-Mer.
De ce maelström où les rivalités, les querelles de leadership et les stratégies personnelles médiatiques ne sont pas rares émergent de fortes personnalités. La députée guyanaise Christiane Taubira, bien sûr, auteur de la loi historique de décembre 1998 assimilant l’esclavage à un crime contre l’humanité, Calixthe Beyala, Patrick Lozès, Lilian Thuram, Assani Fassassi, Dogad Dogoui, Joby Valente, le philosophe congolais Théophile Obenga, égyptologue proche de Cheikh Anta Diop, Stellio Gilles Robert Capo Chichi, alias Kemi Seba, fondateur de la très extrémiste et afrocentriste « Tribu Ka », et, bien évidemment, Dieudonné Mbala Mbala dont Faes et Smith s’emploient à déchiffrer « la stratégie secrète ». Fil rouge de cet humoriste hyperactif et controversé, fils d’un Camerounais et d’une Bretonne : le public, encore et toujours, la quête du public, de « son » public. Cette galerie de portraits est sans doute la partie la plus riche et la plus passionnante de Noir et Français !
À l’heure où Dieudonné justement, mais aussi Stéphane Pocrain et sans doute Christiane Taubira s’apprêtent à se présenter à la présidentielle de 2007, quel est le poids électoral de la France noire ? « C’est impossible à dire, répondent les auteurs, car il y a trop d’inconnues, l’imprécision statistique s’ajoutant à l’absence d’études sur le comportement électoral des uns et des autres » – c’est-à-dire, en l’occurrence, des Français noirs issus de l’immigration africaine et ceux des Antilles-Guyane, lesquels ont d’ailleurs un rapport très différent à la mondialisation et à la post-colonialité.
Utile, l’enquête de Géraldine Faes et Stephen Smith suscite d’ores et déjà les critiques d’un certain nombre d’associations afrocentristes pour avoir pris la défense de l’étude controversée d’Olivier Pétré-Grenouilleau sur les traites négrières (traite transatlantique, mais aussi « arabe » et interne à l’Afrique), parue en 2004, et dont le refus d’assimiler le commerce des esclaves à un génocide lui a valu d’être mis à l’index. S’arrêter sur ce point serait pourtant aussi injuste que sectaire. Loin de tout négationnisme, les deux auteurs ont évolué en terrain miné, souvent péremptoire, où les avis tranchés collent souvent à la couleur de la peau – une démarche qui, a priori, n’était pas évidente.
On gardera pour la fin le coup de griffe sans complaisance de ces deux francs-tireurs de la presse écrite envers les journaux « monocolores ». À la fin d’un chapitre consacré à la discrimination positive dans les médias, Faes et Smith écrivent : « Si, ces jours-là [en novembre 2005, pendant les émeutes des banlieues, NDLR], la presse avait illustré ses analyses et éditoriaux d’une photo de sa rédaction ? Alors, il n’y aurait pas eu une ombre au tableau : pas un Noir au Monde, pas un Noir à Libération, tout de même un au Figaro Bien sûr, il est vrai aussi que les lecteurs de journaux sont des propriétaires de logement qui ne louent pas aux Noirs, ou seulement « au noir », des voisins exigeants qui détestent le bruit des familles nombreuses, des cadres qui aiment rester entre eux, des chefs de PME qui écartent des CV en triant les photos. Bref : des gens comme la plupart d’entre nous. La France noire est une enclave dans un univers balkanisé. » Bien vu

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