Les rappeuses françaises entrent en scène
Dans un univers réputé pour son machisme, les amazones de la rime sont de plus en plus nombreuses à se faire une place au soleil.
« Dis-leur que le missile est lancé / Dis-leur que c’est trop tard pour le désamorcer / Et même si sa présence n’est pas annoncée / Dis-leur que mon rap connaît sa cible / Sa trajectoire, fédérateur, donc pas là pour que les gens restent assis. » Le missile, c’est Keny Arkana, « la petite Marseillaise (qui) débarque » et « déballe ses rimes écorchées », comme elle le scandait dans son titre « Le missile est lancé », extrait de son maxi deux-titres apparu dans les bacs en 2003.
Depuis, la jeune fille au bandana, qui sortira Entre ciment et belle étoile, son premier album solo, le 11 septembre prochain, est devenue l’une des principales figures de la culture hip-hop hexagonale. Autant dire une exception, tant le machisme reste virulent dans le milieu… Comme Keny Arkana, pourtant, elles sont aujourd’hui une poignée à avoir réussi à percer. Diam’s, Bam’s, Lady Laistee, Casey, Princess Aniès : en cinq ans, les rappeuses ont réussi à se faire accepter. Désormais, leurs disques s’écoulent à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires et leurs homologues masculins les ont adoubées. En 2003, le label Boss fondé par Joey Starr, l’ex-vedette du groupe NTM qui a connu son heure de gloire au milieu des années 1990, produit Hip-Hop Therapy, le deuxième album de Lady Laistee. Diam’s, de son côté, donne la réplique à Sinik, l’« Eminem » français, dans La Main sur le cur, son premier album sorti l’an dernier, après avoir remporté, en 2004, le Prix du meilleur album hip-hop avec Brut de femmes, lors des Victoires de la musique.
De belles histoires qui n’ont pourtant rien du parcours de santé pour ces filles originaires des cinq continents : Argentine, Chypre, Cameroun, Guadeloupe, Taiwan Même si, pour Casey, « dire que c’est plus difficile de réussir dans le rap en étant une meuf, ce sont de faux discours, des prétextes », car « quand tu es bon, tu as ta place partout », la plupart ont dû batailler ferme pour s’imposer. Saliha, l’une des premières à s’être aventurée sur scène lors d’un concours organisé en 1987 dans la boîte parisienne Chez Roger, alors repère du rap hexagonal naissant, se souvient. « Si tu montais sur scène et que tu n’assurais pas, on te balançait des chaises, on t’insultait. Quand tu es une fille, le public a plus d’idées préconçues, de préjugés. Tu as intérêt à te battre deux fois plus. Pour faire du rap en étant une femme, il ne faut pas avoir peur de te faire casser », raconte-t-elle dix ans plus tard dans l’ouvrage Rap ta France, les rappeurs français prennent la parole, de José-Louis Boquet et Philippe Pierre-Adolphe. « Fais chier d’être une fille », lance pour sa part Bam’s au Nouvel Observateur, lorsque l’hebdomadaire se demande pourquoi cette dernière a gommé son visage de la pochette de son deuxième album, De ce monde, sorti en février 2005.
« Si, sur scène, les danseuses ont eu moins de mal à s’imposer parce qu’il s’agit d’une activité féminine traditionnelle, les rappeuses n’étaient, elles, pas attendues », explique Claire Calogirou, spécialiste des cultures urbaines, chargée de recherche au CNRS. « Longtemps, les femmes n’ont pas eu leur place dans le mouvement hip-hop parce qu’il est issu d’une culture de rue, un espace où on considère qu’elles ne doivent pas traîner » poursuit celle qui a organisé à Marseille, en 2005, une exposition intitulée Hip-Hop, art de rue, art de scène.
Les demoiselles n’en ont pas moins réussi à se faire une place au soleil. La recette du succès ? De grandes qualités au micro, une tenue vestimentaire conforme au kit du parfait rappeur, des textes engagés qui n’ont rien à envier aux lyrics masculins. Mais aussi et, peut-être surtout, en bonus, un regard neuf sur la femme, le hip-hop et la « cité » qui fait mouche auprès des « petites surs ». Fini les allumeuses en string, minijupes et décolletés chargées de mettre le mâle en valeur… Comme Princess Aniès, les rappeuses ne veulent plus qu’on « confond(e) (leur) fond et (leurs) formes » (« Vivre sa vie », Conte de faits, 2003) et dénoncent le machisme de quartier. « Si j’étais un homme […] / Est-ce que je serais à 100 % contre celles qui veulent la parité / Qu’elles restent à leur place et qu’leur place c’est d’être femme au foyer […] / Est-ce que j’glorifierais avec mes potes de faire des tournantes / Et j’dirais qu’ c’est cette sale pute qui était consentante », lance la même dans « Si j’étais un homme » (Conte de faits).
D’objet, la femme se fait sujet. À l’instar de Diam’s, « Jeune demoiselle (qui) recherche un mec mortel / Un mec qui pourrait (lui) donner des ailes / Un mec fidèle et qui n’a pas peur qu’on l’aime », qui « n’aime pas les bimbos » mais la « fait rire comme Jamel » et lui « fait la cour sur du Cabrel » (« Jeune Demoiselle », Dans ma bulle), elles n’ont pas honte de chanter leurs peines de cur, l’amour, ou la recherche de l’âme sur.
Introspectif et revendicatif, le rap féminin se veut aussi et surtout constructif. Quand certains de leurs homologues masculins « Nique[nt] les forces de l’ordre », « aime[nt] les histoires d’armes et de flingues, […] les histoires où les balances se font crosser » et veulent « garder l’honneur jusqu’au décès » (Booba, « Les Rues de ma vie », bande originale du film Taxi 3), elles appellent « les grands dehors » à « arrête(r) de faire les cons devant les p’tits » et à leur dire « que les vrais c’est ceux qui savent dire non / que les vrais c’est ceux qui sont eux-mêmes et qui ne suivent pas les moutons » (Keny Arkana, « Faut qu’on s’en sorte », L’Esquisse). Parce qu’« on a la rage, pas la haine, [] et que la haine est inerte et destructrice », conclut le petit missile marseillais
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