Les prisonniersde l’oubli

Ils sont près de dix mille, hommes, femmes et adolescents, à croupir dans les geôles israéliennes – emprisonnés parfois sans chef d’accusation, torturés ou poussés au suicide. Un scandale moins médiatisé que celui de Guantánamo, mais qui dure depuis plus

Publié le 10 juillet 2006 Lecture : 6 minutes.

Dimanche 2 juillet, Ramallah, Palestine. La petite Imane Abou Shalbek, 13 ans, fait face aux caméras de télévision. Les larmes aux yeux et la voix nouée, la fillette dont le père est incarcéré dans les prisons de l’État hébreu, s’adresse, d’abord, à la mère de Gilad Shalit, le caporal israélien capturé, le 25 juin, par des combattants palestiniens : « Madame, vous avez pleinement le droit d’exprimer votre douleur et de réclamer haut et fort que l’on vous ramène votre fils, mais pouvez-vous, un instant, penser à nos détenus croupissant dans vos geôles ? » Le message est amplifié par les dizaines d’enfants, qui, autour, brandissent les portraits de leurs parents embastillés par Tel-Aviv et des pancartes réclamant à la communauté internationale une « intervention » en faveur de ces derniers.
« C’est un véritable drame humanitaire qui mérite l’attention de tous les défenseurs de l’homme », soutient le journaliste palestinien Bilal al-Hassan, spécialiste du dossier des prisonniers. En effet, depuis 1967, date de son occupation de la Cisjordanie et de Gaza, Israël a incarcéré pas moins de 650 000 Palestiniens, un cinquième de la population actuelle des Territoires occupés Neuf mille cinq cents d’entre eux vivent encore derrière les barreaux. Ils sont répartis dans vingt-huit prisons civiles et centres de détention militaires dont les tristement célèbres Ofer, près de Ramallah, et Ketziot, dans le désert du Néguev. Représentatifs de toutes les couches sociales, les détenus ne sont pas toujours des combattants directement impliqués dans la résistance armée à l’occupation. Des hommes politiques connus en font partie. C’est le cas notamment de Marwane Barghouti, député et secrétaire général du Fatah en Cisjordanie, Ahmed Saadat, leader du Front populaire de la libération de Palestine (FPLP) ou encore Abdel Khalek Natché, dirigeant du Hamas. On y trouve aussi trois cent cinquante enfants mineurs coupables souvent d’avoir jeté des pierres sur les blindés de l’armée et pas moins de cent soixante femmes. Ce sont des mères, des surs ou des conjointes de militants recherchés par Tsahal. Certaines d’entre elles sont accusées d’avoir physiquement pris part à des opérations armées contre les forces d’occupation.
Selon l’Institut Mandela, un centre palestinien d’assistance aux prisonniers, vingt-quatre de ces femmes sont mariées. Le 2 mai dernier, trois d’entre elles – Samar Subayh, Manal Ghanem et Mirfet Taha – ont accouché dans leurs cellules. Toutes se plaignent de leur incarcération avec des détenues israéliennes de droit commun. « Elles nous agressent et nous insultent à longueur de journée », raconte une prisonnière palestinienne qui affirme avoir été, maintes fois, torturée. Corroborée par d’autres témoignages, l’accusation est reprise dans les rapports de nombreuses organisations des droits de l’homme dont Amnesty International et B’Tselem, une ONG israélienne qui milite pour la défense des droits humains dans les Territoires palestiniens. La torture est une pratique courante, qui s’ajoute aux mauvaises conditions de détention : cellules surpeuplées ou isolement total.
Face à ces pratiques, les réactions des détenus varient. Il y a ceux qui observent des grèves de la faim dans l’espoir d’obtenir une amélioration de leurs conditions de détention. Ce fut le cas en novembre 2005 et en mars 2006 d’Abderrahim Mellouh, secrétaire général adjoint du FPLP et d’une dizaine de ses codétenus à Ofer. Certains succombent au désespoir. « Au centre de détention militaire de Meggido, peut-on lire dans un rapport d’Amnesty International publié en 1998, Marwane Maali a été incarcéré en août et s’est suicidé en septembre. » Le cachot du militant palestinien était, poursuit l’ONG, « inapproprié au logement d’un être humain ».
Maali n’avait jamais comparu devant un tribunal, et son dossier n’a jamais été instruit. Il était un détenu administratif. En Israël, l’armée est autorisée, depuis 1970, à arrêter pendant une période de six mois, renouvelable à l’infini, n’importe quel Palestinien sans être obligée de lui notifier des accusations formelles. À la suite des critiques des organisations des droits de l’homme, la mesure a été suspendue en 1980 pour être réactivée, huit ans plus tard, au lendemain du déclenchement de la première Intifada. À en croire B’Tselem, sept cent quarante et un Palestiniens en sont actuellement victimes.
Tous ont été arrêtés après les accords d’Oslo en 1993. À l’époque, Tel-Aviv avait en effet élargi tous les détenus administratifs, mais pas tous les prisonniers. Six de ces derniers croupissent encore en prison après un quart de siècle de détention. Trente-cinq sont embastillés depuis vingt ans. Pourtant la règle dans ce genre de conflits est connue : dès qu’il y a cessez-le-feu, on libère les prisonniers. Réalisateur du Temps des prisonniers, un documentaire tourné en 2005 dans les centres d’incarcération de l’État hébreu, l’Israélien Shimon Dotan s’indigne. « Les accords d’Oslo ont été vécus comme une injustice intolérable par les détenus et leurs proches. Arafat, le donneur d’ordres, est devenu persona grata en Occident, mais à aucun moment on n’a parlé de libérer ceux qui avaient été ses simples soldats », explique-t-il récemment dans le magazine de la chaîne de télévision Arte avant de s’interroger : « Quelle sorte de paix est celle qui n’absout que les chefs ? »
La donne n’a pas changé avec la mort du chef historique de l’OLP auquel les dirigeants israéliens n’étaient pas prêts à faire des cadeaux. Mahmoud Abbas, son successeur, avait fait du sort de ses compatriotes, détenus par Israël, l’un de ses principaux thèmes durant la campagne présidentielle. Soutenu par les États-Unis, qui apprécient sa modération et son pragmatisme, le nouveau raïs pensait, qu’à défaut de pouvoir conclure, dans l’immédiat, un accord de paix global avec Tel-Aviv, il pouvait au moins arracher la libération d’une bonne partie des prisonniers. D’autant que la contrepartie était déjà là, concrète et palpable : Abbas lui-même venait de convaincre toutes les factions palestiniennes, y compris le Hamas et le Djihad islamique, de respecter une trêve avec Israël.
C’est dans cet état esprit, en tout cas, que le leader palestinien rencontre, le 8 février 2005 à Charm el-Cheikh en Égypte, Ariel Sharon, le Premier ministre israélien. L’ambiance n’est pas particulièrement cordiale, mais ce dernier s’engage à élargir neuf cents prisonniers. Treize jours plus tard, un premier contingent de cinq cents personnes quitte les geôles israéliennes. Quatre cents autres recouvreront leur liberté en juin. Mais Sharon avait « roulé » son nouveau partenaire : la plupart des prisonniers élargis avaient purgé la totalité de leur peine ou étaient sur le point de le faire. Certains d’entre eux sont de simples détenus administratifs.
Depuis, les Israéliens n’ont jamais voulu reparler du « dossier », au grand dam de Mahmoud Abbas, dont la crédibilité est ainsi minée. Les dirigeants de Tel-Aviv ont, semble-t-il, toujours pensé que la carte des prisonniers était trop précieuse pour être abattue avant l’aboutissement des négociations sur le statut final des Territoires occupés.
En Palestine, les familles s’impatientent de retrouver ses membres emprisonnés. Dans l’ensemble, la société est traversée par un véritable élan de solidarité avec ces « héros nationaux ». Le très actif Club du prisonnier palestinien ou l’association Les Amis du détenu illustrent cet élan. L’Autorité palestinienne a toujours tenté d’être sur la même longueur d’onde. Un poste ministériel – celui des Affaires des prisonniers et des libérés – a été créé pour prendre en main le dossier tandis que le Parlement a décrété le 17 avril de chaque année « Journée nationale de solidarité avec le prisonnier ». D’autres faits traduisent l’immense popularité des détenus : le 25 janvier, quatorze d’entre eux ont été élus ou réélus dans la nouvelle assemblée législative. Le 10 mai, Marwane Barghouti et Abdel Khalek Natché ont lancé l’initiative de la « concorde nationale », préconisant notamment une reconnaissance implicite de l’État hébreu et la formation d’un gouvernement d’union nationale. Personne n’a pu vraiment s’y opposer. Le texte légèrement modifié a été entériné, le 27 juin, à la fois par le Fatah et le Hamas.

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