Face à la hausse

Peu influente dans le trafic maritime mondial, l’Afrique n’en demeure pas moins l’enjeu d’une âpre compétition entre armateurs.

Publié le 10 juillet 2006 Lecture : 7 minutes.

Malgré un léger frémissement résultant de la bonne croissance des États africains – 4,9 % en 2005, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – et d’une augmentation des exportations de matières premières, la part du continent dans le commerce maritime demeure faible. L’Afrique est même reléguée en queue de peloton du trafic maritime mondial, qui absorbe à lui seul 90 % des 6 milliards de tonnes de marchandises échangées chaque année à travers le monde. Les marchandises à l’arrivée ou au départ des ports africains ne représentent que 6 % du tonnage mondial. L’Afrique subsaharienne, hors Afrique du Sud, ne pèse que 2,1 % du total et ne compte que pour 2,5 millions d’équivalent vingt pieds par an (EVP, unité de mesure standard des conteneurs), soit moins de 2 % du trafic conteneurisé, avec une nette prédominance des importations.
Ce gap dans la répartition des cargaisons entraîne un déséquilibre toujours aussi difficile à gérer pour les armements mondiaux, contraints à des économies d’échelle afin d’alléger les coûts, quand le choix n’est pas au désengagement pur et simple. Cette logique est-elle à l’origine de la cession en janvier dernier de Delmas, filiale du groupe Bolloré, à l’armateur français CMA-CGM ? Les règles de la mondialisation alliées aux cours records du pétrole obligent à des concentrations et des recompositions jamais observées dans l’histoire de la marine marchande. Les lignes africaines n’échappent pas à la règle. « Trop d’acteurs, trop de couloirs et trop peu de fret ! » résume sèchement un professionnel du transbordement.

Bataille ouverte entre CMA-CGM et Maersk Line
Moins d’une dizaine de transporteurs desservent l’Afrique. Ils étaient plus de 35 il y a un quart de siècle. Mais le transport de fret, même limité en regard des performances internationales, n’en cache pas moins des évolutions sensibles. L’année 2006 est d’ores et déjà riche en actualité avec deux opérations d’envergure : le rachat de l’anglo-néerlandais P&O Nedlloyd par AP Moller-Maersk et le retrait consommé de Bolloré du transport maritime. D’un montant de 600 millions de dollars, la vente de Delmas initiée en septembre 2005 permet à Jacques Saadé, PDG de CMA-CGM, de se hisser au troisième rang mondial avec 242 navires totalisant 500 000 EVP (voir infographie page suivante). Surtout, ce rachat a entraîné une recomposition des lignes africaines grâce à une vraie complémentarité, l’acquisition de la société OT Africa Line (Otal) faisant partie du panier cédé par Bolloré. Son nouveau propriétaire, premier armateur français avec un chiffre d’affaires de 5 milliards d’euros en 2005, bénéficie de nouvelles portes d’entrée en Afrique, où Otal est historiquement implantée : 13 lignes et 3 services feeders (qui assurent les transports entre les grands ports et les plus petits) desservent 35 villes et mobilisent un important réseau de représentations. Delmas, en outre, est installé en propre dans tous les pays africains.
Autant dire que la politique de CMA-CGM vers le continent ne faiblira pas, ses priorités allant aux pays anglophones et pétroliers. Déjà, les liaisons sur le couloir West Africa Express (WAX), qui relie l’Afrique de l’Ouest à Shanghai et Port Kelang, en Malaisie, en passant par Abidjan, Tema, Lomé, Cotonou et Durban, ont vu l’entrée dans la flotte d’un nouveau navire. « Nous relions l’Afrique à toutes les parties du monde qui ne sont pas desservies en direct, et en optimisant les services déjà existants sur d’autres zones comme l’Amérique du Nord et du Sud ou le Moyen Orient », a précisé Yves Perrin, directeur de Delmas, lors d’une conférence de presse à Paris le 21 juin dernier. L’armateur français ne pourra cependant éviter un contact frontal avec AP Moller-Maersk Line, premier armateur mondial avec 550 navires totalisant 1,6 million d’EVP, soit 18 % du trafic mondial. Il est, lui aussi à la tête d’un réseau très structuré en Afrique. Fort d’une trentaine de lignes, en particulier depuis le rachat de Safmarine en 1999, l’opérateur danois a consolidé ses ancrages sur le continent grâce à P&O Nedlloyd, rachetée pour 2,3 milliards d’euros. AP Moller-Maersk Line, qui continue de desservir la côte ouest-africaine à partir de son hub espagnol d’Algésiras, distance désormais nettement son plus proche rival, le suisse Mediterranean Shipping Company (MSC, 784 000 EVP). Mais la bataille africaine se jouera surtout avec CMA-CGM sur les liaisons hebdomadaires directes avec des navires d’un tonnage moyen de 2 000 EVP.

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La Chine en embuscade
Reste la Chine. Celle-ci ne manque pas de s’immiscer dans ce combat des chefs. La percée de compagnies comme la CSCL ou Cosco suit inexorablement le rythme des échanges sino-africains. Conséquence : premier fournisseur et second client de l’Afrique, l’empire du Milieu « horizontalise » les logiques maritimes en les déplaçant d’Est en Ouest tout en s’appuyant sur l’Afrique du Sud ou Dubaï. Une tendance que les échanges croissants avec l’Inde, le Brésil et les États-Unis ne font que conforter. « L’Europe est en perte de vitesse. Certaines exportations traditionnelles allant du carrelage au jus de tomate concentré ont totalement disparu de son fret vers le Sud », explique Yves Perrin.
Les concentrations caractéristiques du secteur sont d’autant plus sensibles en Afrique que les coûts du fret restent plus élevés qu’ailleurs en raison de la faiblesse des volumes et des facteurs structurels qui freinent son essor. En effet, nombreux sont les navires, qui, après leur rotation, retournent en Europe ou en Asie au tiers de leur charge, voire à vide. D’où l’importance pour l’armement mondial de capter le maximum de trafic et de diminuer les temps d’escale. Aussi, les ports africains s’efforcent-ils de surfer sur la vague de cette redéfinition en profondeur de la carte maritime mondiale en redoublant d’investissements pour tenter d’attirer à leur tour le plus de fret et de clients possibles.

Des investissements en progression constante
Meilleure efficacité opérationnelle grâce à l’implication d’opérateurs privés nationaux et internationaux (SDV, Saga, Maersk, Getma, Groupe Progosa), création de guichets uniques, sécurité renforcée les arguments ne manquent pas, la plupart des ports africains ayant vocation – du moins sur le papier – à être de vastes plates-formes de transbordement (hubs). Mais la réalité du terrain est parfois plus complexe, et les critiques des professionnels ne sont pas assez fortes pour qualifier des situations incompatibles avec les exigences de la marine marchande : ensablement et engorgements, tirants d’eau trop faibles pour les navires de 8 500, 6 500, voire 4 000 EVP, escales trop longues, paperasseries trop lourdes Tels sont les reproches les plus fréquemment avancés. De fait, et bien qu’ils tentent de combler ces lacunes, aucun des 25 ports subsahariens ne peut à l’heure actuelle servir de hub. À peine une dizaine d’entre eux peuvent accueillir des navires non gréés (qui n’ont pas leurs propres grues de transbordement).
Sur la côte ouest-africaine, le Port autonome d’Abidjan (PAA) offre toujours les meilleures infrastructures avec plus de 6 km de quais et une capacité excédant 30 navires. Certes, les ports de Tema, au Ghana, de Lomé, au Togo, et de Cotonou, au Bénin, ont tiré leur épingle du jeu et ont su détourner une partie de son trafic. En hausse de 33 % avec 13,9 millions de tonnes l’an dernier contre 10,4 millions en 2004, le trafic à Tema n’a jamais été aussi élevé que depuis septembre 2002. Même emballement au Togo. Tout comme son voisin ivoirien de San Pedro, Lomé possède le site naturel le plus profond du littoral ouest-africain avec un tirant d’eau de 13 mètres. Son trafic a atteint 212 000 EVP en 2005, contre la moitié en 2002. Mais les armateurs sont unanimes : dès la crise terminée, la Côte d’Ivoire redeviendra d’autant plus facilement la référence que les projets interrompus seront aussitôt relancés (élargissement du canal de Vridi, agrandissement du port de pêche, construction de nouveaux quais). À moyen terme, la vraie concurrence pourrait venir du Nigeria. Un judicieux programme de privatisations doit permettre au « géant de l’Afrique de l’Ouest » de fluidifier son trafic. La Nigerian Ports Authority (NPA) abandonne progressivement ses prérogatives aux privés. AP Moller a saisi tout l’intérêt de l’opération et remporté la concession du terminal à conteneurs d’Apapa, le plus grand des trois ports de Lagos, pour 3,6 milliards de dollars.
En Afrique centrale, les capacités du Cameroun doivent progresser avec les projets de port en eau profonde de Kribi et de Limbé. Satisfaction également pour Pointe-Noire, qui a traité 3,1 millions de tonnes en 2005, un record depuis quinze ans. Un Programme d’investissement prioritaire (PIP) permettra de porter les capacités à 300 000 EVP par an. Sur la période 2006-2010, 130 millions de dollars seront investis pour permettre au port de Luanda de franchir le cap des 5 millions de tonnes d’ici à quatre ans. Dans d’autres pays, les réhabilitations se multiplient. Aux investissements de la National Port Authority (NPA) du Liberia s’ajoute le renforcement des infrastructures du port de Freetown, en Sierra Leone, sur financement de l’Union européenne, qui appuie également l’agrandissement du port de Matadi en RDC. En Guinée, le port de Conakry recevra prochainement son scanner, et les capacités du port de l’Amitié de Nouakchott (Panpa) seront développées grâce au partenariat avec l’Office d’exploitation des ports marocains (Odep). En outre, un accord entre le Maroc, la Mauritanie et le Sénégal a vu la naissance de la ligne Tanger-Dakar, qui entraînera la réfection des ports de Saint-Louis et de Dakar dès juillet 2006. Le processus de manuvre des navires au Port autonome de Dakar (PAD) a été modernisé pour atteindre les normes internationales de qualité (ISO 9001 version 2000), ce qui lui permet une croissance annuelle de 7 %.

Renforcer la chaîne de transport
Malgré ces évolutions, l’avenir du transport maritime en Afrique est suspendu à une simplification des opérations, une accélération des dédouanements, mais aussi et surtout à l’amélioration des infrastructures connexes que sont la route, le rail et le transport aérien. « Un manque d’infrastructures, des transports locaux défaillants et des administrations peu réactives freinent la mobilité et les échanges », explique Yves Perrin. Sollicitée par la demande énergétique mondiale, l’Afrique fournit déjà 25 % des approvisionnements pétroliers des États-Unis et de la Chine. Une tendance amenée à progresser. Encore faut-il qu’elle puisse améliorer ses infrastructures, faute de quoi les bénéfices de la mondialisation ne seront qu’un fantasme.

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