Annan-Gbagbo : 1-0 à la mi-temps

Qui gouvernera le pays après le 30 octobre, si les élections n’ont pas lieu d’ici là ? Au sommet de Yamoussoukro, le chef de l’État et le secrétaire général de l’ONU ont multiplié dribbles et feintes de corps

Publié le 10 juillet 2006 Lecture : 5 minutes.

C’est l’histoire d’un face-à-face entre deux dribbleurs. La scène se passe au sommet de l’Union africaine, à Banjul, le 1er juillet. Laurent Gbagbo, le chef de l’État ivoirien, vient d’arriver à la tête d’une imposante délégation de soixante personnes. Il a même fait venir la Cadillac présidentielle que Félix Houphouët-Boigny avait achetée dans les années fastes. Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU, est là et propose la tenue d’un minisommet sur la Côte d’Ivoire. Son objectif est de faire le point sur les retards survenus dans la mise en uvre de la feuille de route. Et, accessoirement, de poser la question qui fâche : qui gouvernera après le 30 octobre si les élections n’ont pas lieu d’ici là ?
Gbagbo flaire le piège et refuse de participer à un tel sommet. Reste à trouver une bonne raison. En habile bretteur qu’il est, il va à la rencontre d’Annan et lui confie d’un ton faussement naïf : « Monsieur le Secrétaire général, je m’étonne que, depuis le coup de force de 2002, vous mettiez sur un pied d’égalité mes adversaires et moi-même, c’est-à-dire ceux qui divisent le pays et le chef de l’État. Comment pouvez-vous organiser un sommet sur la Côte d’Ivoire en l’absence de ces gens-là ? »
Le coup porte. Annan demande à son interlocuteur de l’excuser un instant, s’isole avec l’un de ses collaborateurs, puis revient : « Monsieur le Président, vous avez raison. Je viens de consulter mon agenda. Si vous voulez, je suis prêt à participer à un sommet en Côte d’Ivoire. Ainsi, tout le monde sera là. » Le contre est foudroyant, Gbagbo acquiesce.
En fait, cela fait plus de trois ans que le courant ne passe pas entre les deux hommes. En janvier 2003, quand Gbagbo s’était fait « tordre le bras » à la conférence de Kléber, il avait très modérément apprécié la présence active d’Annan aux côtés de Jacques Chirac. Depuis, le Ghanéen est « suspect » de complicité avec le Français. Mais c’est surtout au mois de janvier dernier que les relations se sont détériorées. Pour arracher la prolongation du mandat de l’Assemblée nationale, Gbagbo lance ses « patriotes » contre le siège de l’Onuci à Abidjan et laisse ses partisans traiter le contingent onusien de « force d’occupation ». Le sang d’Annan ne fait qu’un tour. Depuis, l’un et l’autre se regardent en chiens de faïence.
Le 5 juillet, à midi, quand Annan arrive à Yamoussoukro, Gbagbo « oublie » d’aller l’accueillir. C’est le Premier ministre Charles Konan Banny qui se tient au bas de la passerelle. Mais qu’importe. Tout le monde est là, ou presque. Le Nigérian Olusegun Obasanjo, le Sud-Africain Thabo Mbeki et quatre des cinq poids lourds ivoiriens : Gbagbo, Konan Banny, Alassane Ouattara et Guillaume Soro. Henri Konan Bédié, qui séjourne actuellement en France, s’est fait représenter par Alphonse Djedje Mady, son numéro deux. Autre absent de marque, le président en exercice de l’UA, Denis Sassou Nguesso, remplacé par Rodolphe Adada, son ministre des Affaires étrangères.
Pour Gbagbo, pas question de négocier quoi que ce soit. Il s’agit simplement d’une « réunion d’étape » destinée à évaluer le chemin parcouru sur la route des élections. « Il n’y a pas de crise, le gouvernement travaille », martèle-t-il. Annan ne l’entend pas de cette oreille. Pour lui, cette réunion doit faire passer le processus à la vitesse supérieure, le rendre « irréversible ».
Accompagné de son adjoint chargé des opérations de maintien de la paix, le Français Jean-Marie Guéhenno, il propose d’emblée un chronogramme sur quatre « points d’action » essentiels : 1. l’organisation de cinquante « audiences foraines », d’ici au 15 juillet, afin d’identifier les futurs électeurs ; 2. le déploiement de la Commission électorale indépendante sur l’ensemble du territoire d’ici au 31 juillet ; 3. la mise en place d’un groupe de suivi sur le désarmement avant le 15 juillet ; 4. le préregroupement des combattants et le démantèlement des milices d’ici au 31 juillet. C’est la première fois que Gbagbo et les ex-rebelles se voient imposer un calendrier aussi précis. Le message est clair : « Messieurs, c’est le moment de prouver votre bonne foi et de faire ce que vous dites. »
Pour faire bonne mesure, Annan décide d’évoquer la question dont Gbagbo ne veut surtout pas entendre parler : l’après-30 octobre. Chacun sait que les élections ne pourront avoir lieu avant cette date. Or, en octobre 2005, la résolution 1633 du Conseil de sécurité n’a prolongé le mandat du chef de l’État ivoirien que d’un an, au maximum. Poser la question, c’est rappeler à Gbagbo qui l’a fait roi : la communauté internationale. Et c’est sous-entendre que, s’il ne joue pas le jeu, celle-ci peut fort bien changer d’avis
Pour les « patriotes », cette question n’a pas lieu d’être : selon eux, la Constitution autorise le président à prolonger son mandat jusqu’à la prochaine élection. Le ton monte, même chez les alliés du chef de l’État. Le 25 juin, à la sortie d’une réunion du Groupe de travail international (GTI), Missoua Lekota, le ministre sud-africain de la Défense, lâche : « Ces gens-là [l’ONU, l’Union européenne et, peut-être, la Cedeao] veulent nous amener à parler de ce que nous ferons si les élections n’ont pas lieu en octobre. Mais ce genre de débat n’est pas mobilisateur, il faut se concentrer sur le processus. » Annan est averti, mais il n’a aucune intention de céder.
Au bout de trois heures de discussion, les participants trouvent un compromis. La date du 30 octobre n’est pas évoquée dans le communiqué final, mais, à la mi-septembre prochain, à l’occasion de l’Assemblée générale de l’ONU, une nouvelle réunion sera organisée « pour faire le bilan de la situation et, le cas échéant, prendre toute autre mesure ». Tout est dans ces quatre derniers mots. À l’issue de la rencontre, Annan tient une conférence de presse. Question : « Que deviendra Laurent Gbagbo après le 30 octobre ? » Réponse : « Ce problème sera débattu lors de l’Assemblée générale de l’ONU. »
En clair, le secrétaire général met la pression sur son interlocuteur ivoirien. De deux choses l’une. Soit le désarmement et l’identification avancent vite, et les Ivoiriens pourront voter avant la fin de l’année, au prix de ce qu’Annan appelle un « réajustement » du calendrier : dans ce cas, Gbagbo restera à son poste. Soit le processus s’enlise et les élections sont renvoyées aux calendes grecques. Et là, trois hypothèses, au moins, sont ouvertes : 1. le maintien du tandem Gbagbo-Konan Banny ; 2. la mise en place d’un gouvernement de cohabitation, comme en RD Congo ; 3. une mise sous tutelle internationale, sur le modèle du Liberia. En fait, Annan et Gbagbo ont deux agendas diamétralement opposés. Pour le Ghanéen, le temps est compté : son dernier mandat à la tête de l’ONU expire le 31 décembre prochain, et ce dossier lui tient à cur. Pour l’Ivoirien, au contraire, rien ne presse : en 2007, Annan ne sera plus là et, avec un peu de chance, Chirac non plus.
Entre ces deux dribbleurs, la partie est serrée. En agitant la menace du 30 octobre, Annan a pris l’avantage au score : 1-0 à la mi-temps de 2006. Mais Gbagbo conserve l’arme de la rue. Et il faudra compter avec l’arbitre. L’an dernier, c’est sur la recommandation de l’UA que le Conseil de sécurité a prolongé le mandat de Gbagbo. En septembre prochain, ce sont encore les présidents Sassou Nguesso, Mbeki, Obasanjo, Tandja et Konaré qui auront sans doute le dernier mot.

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