Un si lourd héritage

Depuis 1994, Nelson Mandela, puis Thabo Mbeki, ont mené à bien la transition démocratique et réussi la relance économique. Mais beaucoup reste à faire pour réduire les inégalités.

Publié le 11 mai 2004 Lecture : 9 minutes.

Du haut de Signal Hill, à 350 mètres d’altitude, la vue panoramique sur Le Cap est prodigieuse. Coincée entre océan et montagne, la « plus belle ville du monde », comme le proclament ses habitants, a fini par envahir chaque centimètre de terre. Enfin presque. Au beau milieu de la cité, une large zone totalement vierge s’étend sur plusieurs hectares, comme une tache de suie sur un costume blanc. District Six n’a pas toujours été ainsi. Avant les années 1960, c’était un quartier symbolique du Cap : pauvre et, par endroits, insalubre, mais mixte : quelque 60 000 Blancs, Noirs et surtout Métis l’habitaient. En 1966, les autorités de l’apartheid décidèrent qu’il fallait mettre fin à cette situation et proclamèrent le quartier « zone blanche ». Elles entreprirent de déplacer systématiquement les habitants vers les townships éloignés et de détruire, une par une, leurs habitations. Cela prit du temps… Mais, en 1982, il ne restait plus que des ruines.
Vingt-deux ans plus tard, alors que le pays fête le dixième anniversaire des premières élections libres, Nelson Mandela, premier président de la nouvelle Afrique du Sud de 1994 à 1999, et son successeur, Thabo Mbeki, qui entame son second mandat à la tête du pays, sont venus à District Six remettre symboliquement les clefs de maisons reconstruites à deux couples qui pourront bientôt quitter les demeures hostiles et battues par le vent des Cape Flats, township où les autorités les avaient relogés.
Le projet de reconstruction de District Six est à l’image des succès et des déceptions de la nouvelle Afrique du Sud : lent, laborieux, contesté, mais chargé d’espoir. Si les habitants du quartier n’ont pas encore été relogés alors que le District Six Beneficiary and Redevelopment Trust y travaille depuis dix ans, aujourd’hui, au Cap, Noirs, Blancs et Métis fréquentent les mêmes endroits et travaillent côte à côte. Même s’il est rare de voir des Noirs et des Blancs manger aux mêmes tables dans les restaurants. D’ailleurs, on dit couramment que « la nation a revêtu les couleurs de l’arc-en-ciel, mais que les bandes du drapeau ne se mélangent pas encore ».
Les droits civiques sont acquis – comme l’a montré la bonne tenue de la troisième élection présidentielle en avril -, la démocratie sud-africaine fonctionne et la stabilité politique règne, même si le vote des Sud-Africains a une forte connotation ethnique et raciale.
Ce n’était pas si évident il y a dix ans, quand l’on craignait que les premières élections libres se finissent dans un bain de sang. Depuis, le formidable travail de Nelson Mandela, aidé par celui de la Commission Vérité et Réconciliation présidée par l’archevêque Desmond Tutu, pour déracialiser l’Afrique du Sud et amener Blancs et Noirs à se réconcilier, a porté ses fruits. Comme le reconnaît aujourd’hui Roelf Meyer, l’ancien représentant du Parti national – celui des Blancs – dans les négociations avec l’ANC de 1990 à 1994 : « Mandela a laissé à son successeur une nation apaisée et reconstruite. »
Mais qu’en est-il de ces autres « libertés », celles que « Madiba », le surnom de l’ancien président, appelait de ses voeux lors de son premier discours à la nation, en 1994, en demandant à son gouvernement et à ceux qui lui succéderaient de créer une « société centrée sur le peuple, libérée du besoin, de la faim, de la dépravation, de l’ignorance, des confiscations et de la peur » ?
En 2004, environ 40 % de la population vit encore en dessous du seuil de pauvreté. Dans le palmarès du développement humain dressé par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), l’Afrique du Sud est passée du 90e rang en 1994 au 111e en 2001. Le chômage, loin de se résorber, culmine à 40 % de la population active. Chez les Noirs, il atteignait presque 50 % en 2002, tandis que les Blancs connaissaient un taux de seulement 10 %. Les jeunes, encore plus touchés (75 % de chômage chez les 16-24 ans), se réfugient dans le secteur informel, dans le meilleur des cas, ou dans la criminalité. Certains quartiers des townships, où vivent plusieurs millions de personnes, offrent un environnement insalubre et dangereux. La moitié des foyers n’a pas accès à l’eau potable, 30 % n’ont pas d’électricité. Et contrairement à la paranoïa développée dans les quartiers riches et par les Blancs, les principales victimes des violences sont bien les Noirs, ceux qui souffraient déjà de l’oppression étatique et policière sous l’apartheid. Cette atmosphère altère les efforts fournis pour améliorer l’accès à l’éducation et la généralisation des écoles multiraciales, gage d’évolution de l’Afrique du Sud. Sur le papier, les établissements sont ouverts à tous. Mais, dans la pratique, les anciennes écoles de Blancs sont hors de portée de bourse pour la plupart des ménages noirs. « Je paie 300 rands [37 euros] par mois pour envoyer mon fils en classe, ce qui est bien insuffisant pour qu’il rejoigne une école vraiment multiraciale », déplore Rufilwe Mogale, une jeune femme noire de 23 ans, standardiste dans une grande entreprise de Johannesburg.
À quelques encablures de son entreprise, l’ancienne école blanche de Sunninghill accueille aujourd’hui l’élite noire. Les frais mensuels de scolarité sont de 3 000 rands. Dominique, 15 ans, blanc, y est inscrit. Sur les vingt-quatre élèves de sa classe, quatre sont noirs, dont un Burundais et un Zimbabwéen. Ce qui fait dire à l’historien kényan Ali Mazrui : « En 1991, les Blancs ont accepté de laisser la couronne aux Noirs, mais ils en ont gardé les diamants. »
Autre exemple des inégalités persistantes, la répartition des terres agricoles. Mandela promettait que 30 % des surfaces appartiendraient aux Noirs en 1999. En 2003, ils n’en détenaient que 3 %. Le délai a été repoussé à 2015 devant l’ampleur de la tâche.
À la Bourse de Johannesburg, seules 6 % des entreprises sont à capitaux noirs, et 98 % des directeurs des entreprises cotées en Bourse sont blancs, selon BusinessMap, un cabinet de consultants en stratégie. Pour tenter de conjurer cet héritage tenace, le gouvernement et le secteur privé se sont alliés pour mettre en oeuvre le Black Economic Empowerment (BEE), une politique destinée à favoriser l’accès des Noirs au capital des entreprises. Les progrès sont notables : il existe désormais une classe de Noirs à la réussite exemplaire, mais ses rangs sont encore peu fournis. « La discrimination positive ou le BEE ne fonctionnent que si vous disposez de gens formés. Si ce préalable est rempli, vous pouvez améliorer les conditions de vie des classes historiquement défavorisées. Dans le cas contraire, celui de l’Afrique du Sud, vous ne favorisez que ceux qui sont proches du pouvoir et des partis », explique Adam Habib, directeur du Centre de recherche en sciences humaines (HRCS). Et d’appeler les pouvoirs publics à consacrer plus de moyens pour former des cadres compétents. Mais les autorités se concentrent sur le rétablissement des grands équilibres financiers pour attirer toujours plus de capitaux et d’entreprises étrangères. Et ce afin d’améliorer la croissance et de retrouver le plein-emploi.
Aujourd’hui, l’Afrique du Sud pèse un quart du PIB africain, soit l’équivalent de la Thaïlande ou de la Grèce. Le déficit public a été ramené depuis 1998 à moins de 3 % du PIB, contre plus de 6 % en 1995. Et les autorités peuvent se targuer de n’avoir pas fait appel aux institutions monétaires internationales pour s’en sortir avec une dette extérieure inférieure à 25 % du PIB. L’inflation connaît une phase de régression (4 % en 2003, alors qu’elle était de 11 % en 1995). Si les ressources minières qui en font le premier producteur mondial d’or, de manganèse et de platine restent essentielles, le pays a su diversifier son économie avec un secteur tertiaire qui produit aujourd’hui 66 % des richesses. Les infrastructures sont excellentes : premier parc automobile du continent, 60 000 kilomètres de routes, 15 millions d’abonnés au téléphone portable. De grandes entreprises et des banques solides sont inscrites à la Bourse de Johannesburg, de loin la plus grande place financière du continent. Et les secteurs des télécommunications et du tourisme en plein développement favorisent la croissance. Déjà, les indices d’ouverture à l’extérieur montrent qu’en dix ans un long chemin vers le développement a été parcouru. À l’instar des pays européens, 50 % du PIB provient des importations et des exportations. Seules ombres au tableau, la volatilité de la monnaie et la faiblesse des réserves de change freinent l’arrivée des investisseurs étrangers.
Grâce à ces bons résultats, le gouvernement essaye d’améliorer progressivement les conditions de vie de la majorité de la population. Un vaste chantier. Plus de 9 millions de foyers supplémentaires ont dorénavant accès à l’eau potable. Un million et demi de logements sociaux ont été construits. Soixante-dix pour cent des Sud-Africains sont raccordés à un réseau électrique. Mais la faiblesse du pouvoir d’achat ne leur permet pas toujours de payer les factures pour ces prestations.
Au-delà des foyers blancs et riches de Sandton ou des buildings de Durban, de nouveaux lieux d’habitation peuplés de classes moyennes ont vu le jour. À Soweto, les quartiers de Meadowland ou Orlando Ouest ressemblent à de petites banlieues cossues. Des panneaux indiquent dorénavant le nom des rues, des malls garnis de boutiques à la mode sont sortis de terre, et on croise dans la rue des BMW flambant neuves. L’ancien ghetto, autrefois symbole de la lutte contre l’apartheid, est en passe de devenir celui de la nouvelle Afrique du Sud. Une question d’image fondamentale.
Autrefois reniée, agressive et haïe de tout le continent, l’Afrique du Sud a réussi à devenir en dix ans un acteur de poids pour la diplomatie continentale. Et, comme l’espère le chef de l’État, elle compte aussi jouer sa partition mondiale. En se rapprochant de l’Inde et du Brésil, en s’exprimant ouvertement aux Nations unies contre l’unilatéralisme américain, Mbeki tente de faire de son pays un pont entre le monde développé et celui en développement. En participant à la construction de l’Union africaine et au développement du Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad), il est devenu, pour le monde entier, le chantre de la « renaissance africaine ». « L’Afrique du Sud n’existera que si elle a sa place dans le monde », explique Aziz Pahad, vice-ministre des Affaires étrangères depuis 1994. Le pays a si bien réussi son expansion qu’on le surnomme déjà les « États-Unis » de l’Afrique et qu’il fait figure de modèle dans presque tous les domaines.
Sauf un, et il est de taille : la lutte contre le sida. L’Afrique du Sud est le pays du monde qui compte le plus grand nombre de contaminés, avec 5 millions de séropositifs. Chez les 30-34 ans, 15 % de la population est morte de cette maladie en 2003. On estime entre 600 et 1 000 le nombre quotidien de décès dus au sida. Environ 100 000 fonctionnaires seraient séropositifs, et une étude du Witwatersrand Research Unit on Reproductive Health estime que 77 % des « jeunes porteurs » du virus sont féminins. Selon le Fonds monétaire international, le pays pourrait perdre trois points de croissance d’ici à 2015 en raison des coûts liés à la maladie. Malgré les réticences du chef de l’État à prendre en compte les dégâts causés par la pandémie, la lutte contre le sida est sans aucun doute l’enjeu majeur de la prochaine décennie. Si l’Afrique du Sud veut devenir le premier pays développé du continent.
Dans le petit paradis ultramoderne de Melrose Arch, construit il y a un et demi à Johannesburg, on y croit dur comme fer. Le slogan du complexe s’affiche sur les murs gigantesques qui délimitent l’enceinte de ce nouvel endroit à la mode, où les jeunes cadres dynamiques se retrouvent le soir : « Ready, Jet Set, Go ». Blancs, métis et Noirs dînent au restaurant Mojo, dansent au Kilimandjaro. Tous mangent une cuisine africaine, assaisonnée à la sauce européenne dans un endroit où le design concurrence les endroits les plus branchés de Paris ou de New York. La présence du township d’Alexandra, non loin, rappelle que les attentes de la population sont pourtant loin d’être toutes satisfaites. Mais Aziz Pahad insiste : « Donnez-moi un exemple, juste un seul, d’un pays qui a fait en dix ans ce que nous avons accompli. »

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