Un rapport en forme de réquisitoire

Publié le 11 mai 2004 Lecture : 9 minutes.

En demandant, le 2 avril, aux Nations unies de diligenter une enquête sur les violations des droits de l’homme perpétrées le 25 mars à Abidjan, le président Laurent Gbagbo n’imaginait sans doute pas qu’il tendait le bâton qui allait servir à le battre. Et c’est peu dire que la bastonnade est rude pour le pouvoir ivoirien : pour les enquêteurs, « la marche [du 25 mars] a servi de prétexte à une opération soigneusement planifiée et exécutée par les forces de sécurité, c’est-à-dire la police, la gendarmerie, l’armée, ainsi que les unités spéciales et les « forces parallèles », sous la direction et la responsabilité des plus hautes autorités de l’État ». Opération qui s’est soldée par une « tuerie indiscriminée de civils innocents ». Selon la commission d’enquête, au moins 120 personnes auraient trouvé la mort, 274 auraient été blessées et 20 auraient disparu. Un bilan qui pourrait encore s’alourdir : les enquêteurs n’ont pu vérifier de leurs yeux l’existence de deux charniers, l’un à N’Dotré et l’autre à Akouedo.
Les conclusions auxquelles aboutit le rapport de la commission d’enquête – et qui recoupent celles du Mouvement ivoirien des droits humains (MIDH) et, dans une moindre mesure, celles d’Amnesty International – font froid dans le dos. Ce d’autant qu’il est difficile de mettre en doute l’impartialité des enquêteurs qui se sont rendus sur place du 15 au 28 avril et ont rencontré la plupart des parties concernées. Dont : le président Gbagbo, mais aussi son Premier ministre Seydou Diarra, plusieurs ministres, les commandants des forces armées nationales (police, gendarmerie et Forces armées nationales de Côte d’Ivoire – Fanci), les dirigeants des principales formations politiques, le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies, Albert Tévoéjdrè, des responsables de l’Onuci et de l’opération Licorne, nombre de diplomates, ainsi que des organisations non gouvernementales (ONG), des chefs religieux, des associations de femmes, etc. Tout en leur garantissant une stricte confidentialité, les enquêteurs ont par ailleurs multiplié les entretiens avec des témoins directs des événements – dont certains en portaient encore les cicatrices – et accumulé les témoignages de première main. Ils ont aussi pu collecter bon nombre de preuves documentaires, comme des photographies, des enregistrements audio, des vidéos. Certains témoins oculaires ont préféré rester muets, de peur de représailles, mais la commission estime avoir en sa possession suffisamment d’éléments pour brosser un tableau fidèle des événements qui précédèrent et suivirent la journée du 25 mars. Retour sur de sombres heures.
À la veille de la « marche pacifique », la situation politique est des plus volatile. Le 4 mars, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI, de Henri Konan Bédié) décide de suspendre sa participation au Conseil des ministres pour protester contre les dysfonctionnements dans le processus de réconciliation et les atteintes répétées contre l’État de droit. Il est suivi par le Rassemblement des républicains (RDR, d’Alassane Ouattara), l’Union pour la démocratie et pour la paix en Côte d’Ivoire (UDPCI), le Mouvement des forces de l’avenir (MFA, d’Anaky Kobéna), et les Forces nouvelles (FN, ex-rébellion). Ces sept formations créent alors le Groupe des sept (G7), dont le but affiché est d’obtenir l’application des accords de Linas-Marcoussis (janvier 2003) et d’Accra II (mars 2003).
Le 17 mars, le G7 établit un mémorandum qui dresse la liste des récriminations visant le président de la République et fait le point sur les obstacles et les difficultés à surmonter pour relancer un processus de réconciliation en panne. Il appelle aussi à organiser une marche à Abidjan, le 25 mars. Son but : prendre l’opinion nationale et internationale à témoin, mais aussi mesurer le soutien de la population et souligner les responsabilités du régime de Laurent Gbagbo dans le blocage.
À une semaine de la marche, le 18 mars, le décret présidentiel n° 2004-210, débattu sept jours auparavant, interdit toute manifestation jusqu’au 30 avril. Seules les rencontres entre partis politiques, dans des lieux fermés, sont autorisées. Le même jour, les commandants de la garde et de la sécurité présidentielles décrètent « zone rouge » les abords du palais, jusqu’à la place de la République : quiconque y pénétrera sera considéré comme un ennemi et, à ce titre, abattu sans sommation.
Entre le 18 et le 25 mars, d’ultimes tentatives de médiation – dont celle de John Kufuor, président en exercice de la Cedeao – pour restaurer le dialogue entre Laurent Gbagbo et le G7 échouent. Le 22 mars, le G7 rend de nouveau publiques ses doléances dans un mémorandum : Gbagbo ne saisit pas la main tendue. Il se déclare prêt pour une rencontre… mais seulement le 29 mars.
En réalité, au sein du palais, la tension est à son comble. Le pouvoir a peur. Le 22 mars, le décret n° 2004-236 réquisitionne les forces armées. De sources concordantes, Seydou Diarra l’apprend à la télévision. Le président convoque ensuite le Premier ministre, les ministres de la Défense et de la Sécurité ainsi que les dirigeants de la police, de la gendarmerie et des Fanci afin qu’ils mènent une opération conjointe pour empêcher la manifestation. Que craint donc Gbagbo ? Que des éléments armés appartenant aux Forces nouvelles n’infiltrent la marche et profitent de l’occasion pour perpétrer un coup d’État. Le précédent d’Haïti – le président Aristide a dû s’enfuir du pays, le 29 février, sous la menace d’une insurrection rebelle – est dans tous les esprits et diverses informations, plus ou moins alarmistes émanant du gouvernement ou de services de renseignements étrangers, prédisent l’imminence d’une « bataille d’Abidjan » menée par un mouvement rebelle fourni en armes par deux pays frontaliers. La menace est prise très au sérieux – ou en tout cas présentée comme telle, la commission d’enquête n’ayant pu obtenir la moindre preuve que le pouvoir était en danger. Dès le 24 mars, la marine est mise en alerte ; les forces de sécurité positionnées dans les quartiers de la périphérie où sont prévus les regroupements ; certaines entrées et sorties de la ville bloquées. Et les troupes gouvernementales sont postées à 120 km de la ville. L’impressionnant arsenal de guerre qui est déployé semble tout à fait disproportionné par rapport à la réalité de la menace.
Le ton monte ; les propos sont de plus en plus belliqueux. Le 24 mars, le chef d’état-major général des Fanci, Mathias Doué, déclare que les forces de sécurité puniront comme ils le méritent « ceux qui n’ont rien compris ». Que se passe-t-il ensuite ? Tôt le matin du 25 mars, malgré la forte pression sécuritaire et l’interdiction de manifester, des gens sortent de chez eux sans qu’on sache vraiment s’ils comptent manifester ou non, notamment à Abobo, Anyama, Port-Bouët 2 et Adjamé. On s’agite un peu. On discute. La marche n’a pas encore débuté. L’idée est de se rassembler dans les lieux publics de chaque commune et de se rendre jusqu’à la place de la République, non loin du palais présidentiel, pour y tenir un sit-in pacifique. Las ! Dès 6 h 15, à Yopougon, des hommes en uniforme (et dépourvus d’insigne) parlant anglais menacent de mort des manifestants, indique le rapport. Leur Jeep à peine partie, des hélicoptères survolent la zone en rase-motte et lâchent des grenades lacrymogènes. La foule commence à fuir. Les hommes sans insigne lui bloquent le chemin un peu plus loin. La police et la gendarmerie arrivent. Ouvrent le feu. À 7 heures, plusieurs manifestants gisent déjà sur le sol. Morts.
À Abobo, entre 6 h 15 et 8 h 30, les forces terrestres soutenues par des hélicoptères lancent des grenades lacrymogènes. Et commencent à tirer. La foule panique. Les manifestants fuient en désordre. Cherchent à rentrer chez eux. À protéger leur vie. Les hélicoptères indiquent aux forces terrestres où se regroupent les fuyards. À Adjamé, c’est vers 10 heures qu’un groupe est dispersé à coups de gaz lacrymogène, puis essuie les tirs à balles réelles d’un membre des forces parallèles vêtu d’un tee-shirt blanc et accompagné par trois officiers de police. Certains sont tués ou blessés dans la rue, d’autres dans les arrière-cours et à l’intérieur des maisons.
À Port-Bouët, de nombreux témoins racontent avoir vu les hélicoptères tirer et larguer des explosifs, faisant plus de quinze blessés et tuant deux personnes, dont un adolescent de 12 ans.
Dans la zone PK 18 d’Abobo, trois cents manifestants parviennent à se regrouper et marchent vers un pont contrôlé par les forces de sécurité. Un autre groupe, qui vient de mettre le feu à des pneus et lance toutes sortes de projectiles les y rejoint. Les policiers tirent en l’air, essaient de fuir, se réfugient à l’intérieur d’une maison. La foule les y poursuit. Deux policiers sont brutalement tués avant qu’une seconde unité de police parvienne à mettre les assaillants en déroute.
Les événements ne prennent pas fin au soir du 25 mars. Pendant deux jours, les forces de sécurité lourdement armées (lance-roquettes, véhicules blindés, 4×4, Jeep, etc.) interviennent sans autoriser les forces militaires internationales, les observateurs indépendants ou la presse étrangère présents en Côte d’Ivoire à se rendre sur place. Forces parallèles et régulières agissent ensemble, de manière coordonnée. Selon le rapport, « les forces parallèles et les milices armées […] sont financées et équipées par les forces de sécurité qui leur donnent des objectifs généraux ou des ordres directs. D’après plusieurs comptes-rendus et témoignages, ce soutien aux forces parallèles vient de l’intérieur du palais présidentiel ».
De nombreuses arrestations ont lieu en dehors de tout cadre légal. Les victimes de ces interventions sont maltraitées, battues, voire sommairement exécutées. Leurs maisons sont vandalisées, leurs biens volés.
À Abobo, par exemple, six jeunes hommes sont contraints à sortir de chez eux par des policiers et des membres masqués des forces parallèles. L’un des jeunes est abattu de plusieurs balles dans la cour ; son camarade qui tente de fuir reçoit deux balles, il en mourra le lendemain à 5 heures du matin tandis que les quatre autres seront emmenés et torturés.
Pendant deux jours, les corps des victimes, parfois criblés de balles, sont ramassés par les forces de sécurité ou par des corbillards et conduits dans plusieurs morgues d’Abidjan et de sa périphérie. Les blessés sont abandonnés à leur sort.
Les conclusions de la commission d’enquête sont accablantes. Certes, les organisateurs de la marche – qui n’y ont pas participé – portent une part de responsabilité pour avoir enfreint l’interdiction de manifester, comme l’avaient fait les « jeunes patriotes » de Gbagbo en décembre 2003. Certes deux policiers ont été sauvagement assassinés. Mais cela n’atténue en rien les responsabilités du pouvoir. Les 25 et 26 mars, les forces de sécurité en collusion avec les forces parallèles (« jeunes patriotes », Force de libération nationale, Forces antiterroristes, Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire, etc.), ont tué des civils innocents, très souvent à l’intérieur de leur domicile, sans qu’il y ait provocation. Ces assassinats auraient été programmés à l’avance et visaient à l’évidence certains groupes communautaires, pour la plupart originaires du nord du pays. Autant d’éléments qui poussent la commission d’enquête à appeler de ses voeux une enquête criminelle, menée par une cour indépendante, visant à traduire devant la justice les auteurs des crimes commis au cours de ces journées. Mais aussi à prêcher pour la restructuration et la réforme des forces armées avec tous les groupes ethniques et à envisager la création d’une Commission Vérité et Réconciliation pour la Côte d’Ivoire sous l’égide des Nations unies.
Au lendemain de la tragédie, sans s’incliner devant les victimes, le président Gbagbo félicitait les forces de sécurité pour leur action et apostrophait les organisateurs de la marche rendus responsables des morts et des blessés. L’Histoire retiendra-t-elle cette version ?

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