Un « géant » africain à Cannes

À 81 ans, le réalisateur sénégalais Sembène Ousmane est – enfin – en sélection officielle dans le plus grand festival du monde.

Publié le 11 mai 2004 Lecture : 5 minutes.

De son refuge nommé Galle Ceddo (« la maison du rebelle », en wolof), à Yoff, à quelques kilomètres de Dakar, le cinéaste sénégalais Sembène Ousmane, père fondateur du cinéma d’Afrique noire (son premier court-métrage, le célèbre Borom Sarret, date de 1963), a dû sourire, à 81 ans passés, en apprenant que son nouveau et neuvième long-métrage Moolaadé avait été retenu en sélection officielle du Festival de Cannes (du 12 au 23 mai 2004). Le dernier rapport du « doyen » avec Cannes avait eu lieu en 1987 lorsque le festival avait refusé Camps de Thiarroye jugé trop antifrançais. Ce refus n’avait pas empêché le film d’être retenu la même année en sélection officielle au Festival de Venise et d’y remporter le Grand Prix spécial du jury.
La révolte militante contre toutes les formes d’injustice et d’oppression subies par la femme ou l’homme africain sera une constante de l’oeuvre de Sembène. Enfant, passionné de lecture, il est renvoyé de l’école de Ziguinchor en Casamance (où il est né le 1er janvier 1923), pour avoir rendu sa gifle au directeur de l’établissement. Il travaille alors comme maçon, puis mécanicien. Après avoir servi comme artilleur dans l’armée coloniale française en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, il devient cheminot, participant à la fameuse grève du « Dakar-Niger » en 1947. Embarqué clandestinement à bord d’un paquebot pour Marseille en 1948, il y trouve un emploi de docker.
De ces deux dernières expériences naîtront deux des plus célèbres romans de Sembène : Le Docker noir (1956) et Les Bouts de bois de Dieu (1960). Ils seront suivis par Voltaïque (1961), L’Harmattan (1963), Vehi Ciosane (1964), Le Mandat (1964). Reconnu comme un des plus talentueux écrivains d’Afrique noire francophone, Sembène, qui rejette la théorie de la négritude, reste pourtant insatisfait : ses livres écrits en français n’atteignent pas le grand public africain. Il décide alors, à 40 ans passés, d’apprendre le cinéma, parce que « l’image est lisible par tout le monde ». Une bourse russe lui permet d’étudier à la célèbre école VGIK de Moscou.
Après Borom Sarret, il réalise le premier long-métrage d’Afrique noire, La Noire de…, qui décroche le Tanit d’or de la première session des Journées cinématographiques de Carthage en 1966. En 1968, son deuxième long-métrage, Le Mandat, remporte le prix spécial du jury du Festival de Venise. De retour à Carthage en 1970, Sembène y crée avec Tahar Cheriaa, le fondateur du festival, la Fepaci (Fédération panafricaine des cinéastes), avant de contribuer à la mise sur pied de la première session compétitive du Fespaco de Ouagadougou en 1972.
Son credo : que les Africains comptent véritablement sur eux-mêmes et soient capables de résister aux séductions des sirènes du néocolonialisme. Un militantisme qui lui coûtera cher. La censure sénégalaise effectuera pas moins de douze coupures dans Xala (1972), une féroce satire des nouvelles bourgeoisies africaines, tandis que son chef-d’oeuvre, le bien-nommé Ceddo (« le rebelle ») (1977), sera longtemps interdit de diffusion par Léopold Sédar Senghor en personne pour… des raisons d’orthographe, le président-poète affirmant que la transcription en français de ce mot wolof doit se faire avec un seul « d » !
En 1986, alors que la coopération cinématographique interafricaine pourtant bien partie se met à battre de l’aile, Sembène prouve, avec Camps de Thiarroye, véritable coproduction Sud-Sud sans aucun apport financier européen (le film est tourné au Sénégal avec des techniciens algériens et traité dans les laboratoires tunisiens), que l’indépendance économique des cinéastes africains reste possible. Mais son grand projet sur la vie de l’Almamy Samory Touré, le chef mandingue qui résista des années durant à l’armée coloniale française et parvint à unir tout l’Ouest africain, n’a toujours pas vu le jour car Sembène veut parvenir à le faire coproduire par tous les États de la région concernée sans apports européens.
Une exigence d’indépendance réelle qu’il a toujours défendue jusque dans sa vie personnelle : alors que plusieurs cinéastes africains sont régulièrement invités à Cannes même quand ils n’ont pas de film à présenter, Sembène tiendra toujours à payer lui-même sa note d’hôtel, se méfiant comme de la peste des « gloires éphémères accordées à l’Afrique quand elle est à la mode en Occident ».
Cette vigilance permanente dans la lutte contre toutes les formes de « paternalisme occidental » réel ou supposé et pour la défense de la dignité de l’Homme africain n’a jamais empêché « l’aîné des anciens », comme il se dénomme lui-même, de continuer à « balayer devant sa porte » en s’attaquant aux maux éternels de l’Afrique. Ainsi, Moolaadé s’en prend cette fois au rite de l’excision qui, selon Sembène, « reste encore pratiqué dans trente-huit des cinquante-trois États membres de l’Union africaine ».
Dans un petit village, Pulaar, une mère excisée et infibulée qui souffre des séquelles de cette « purification » que toute fillette doit subir dès 7 ans pour pouvoir être épousée, réussit à soustraire sa fille unique à cette pratique dénommée salindé. L’apprenant, quatre fillettes se réfugient chez elle en demandant le moolaadé (droit d’asile). Le village en ébullition est alors confronté aux antagonismes de deux valeurs ancestrales. Qui triomphera : le moolaadé ou le salindé ?
Produit comme tous ses autres films par sa société Doomireew (« l’enfant du pays », en wolof), en coproduction avec le Burkina où il a été tourné, Moolaadé a pu voir le jour grâce au soutien financier du comédien noir américain Dany Glover, qui, depuis sa visite au Festival de Ouagadougou il y a quelques années, est tombé amoureux du cinéma africain.
Est-ce parce que le sujet de Moolaadé ne traite que de l’Afrique profonde et ne critique en aucune façon la France qu’il est enfin accepté dans le « coeur » du Festival de Cannes ? Si c’est le cas, gageons que ce « géant » de la culture africaine contemporaine doit prendre la chose avec philosophie : son film précédent, Faat Kiné, première partie d’un triptyque consacré à la femme africaine (et dont Moolaadé est le deuxième volet), avait, en dressant le portrait d’une femme commerçante dans le Dakar d’aujourd’hui, battu des records d’audience lors de sa sortie au Sénégal. Consécration cannoise ou non, Sembène sait, décidément, que son vrai public est ailleurs que sur la Croisette.

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