« Libérez l’Irak ! »

Dans son dernier livre, Bob Woodward relate par le menu les préparatifs de l’offensive contre Saddam. Après les épisodes clés de 2001-2002 (voir J.A.I. n° 2260), voici la reconstitution des temps forts qui ont précédé l’attaque.

Publié le 10 mai 2004 Lecture : 7 minutes.

Washington, 14 août 2002. Dans son bureau de la Maison Blanche George W. Bush est en vacances à Crawford , Condoleezza Rice et ses collaborateurs mettent la dernière main à la « Directive présidentielle de sécurité nationale » concernant l’Irak. Nous sommes à sept mois du début de la guerre, mais tout, ou presque, dans ce plan de bataille politique intitulé « Irak : buts, objectifs et stratégie », est déjà inscrit. De quoi relativiser totalement les efforts, propositions et ultimatums américains des mois à venir afin d’éviter une guerre programmée, voulue, assumée. « Notre but, peut-on lire sur
ce document classé top secret, est de libérer l’Irak afin d’éliminer ses armes de destruction massive, d’en finir avec la menace que représente ce pays pour ses voisins, d’empêcher définitivement le gouvernement irakien de tyranniser sa propre population et de permettre au peuple irakien de construire une société fondée sur la modération, le pluralisme et la démocratie. »
La seconde partie du document concerne spécifiquement le remodelage de l’Irak après la chute de Saddam Hussein. « Il nous faudra travailler de concert avec l’opposition irakienne afin de démontrer que nous n’envahissons pas ce pays, mais que nous le libérons. Le futur gouvernement devra être un gouvernement de consensus démocratique respectueux des droits des Irakiens, y compris des femmes et des minorités. » Ces quelques phrases, qui serviront de ligne de conduite jusqu’au déclenchement des hostilités et au-delà, portent la marque de Condoleezza Rice. Déterminée, agressive, omniprésente, « Condi » aura un peu plus tard cette réponse définitive lorsque Bush l’interrogera sur la nécessité de cette guerre : « Oui, il faut la faire. Parce qu’il en va de la crédibilité de chacun de mettre ce gangster hors d’état de nuire. Si nous le laissons jouer au volley-ball comme il le fait avec la communauté internationale, cela reviendra un jour nous hanter. C’est pour cela qu’il faut y aller. »

Washington, 1er novembre 2002. Colin Powell introduit les deux responsables des inspections onusiennes en Irak, Hans Blix et Mohamed el-Baradei, dans le bureau
présidentiel à la Maison Blanche. L’accueil est glacial. Aux côtés de Bush et de Dick Cheney, Rice et Paul Wolfowitz bombardent les deux hauts fonctionnaires de questions.
Wolfowitz a prévenu Bush : « Blix est le maillon faible, il se fera manipuler par Saddam. » Le président fixe Hans Blix droit dans les yeux : « Comprenez-moi bien ; vous avez derrière vous toute la puissance des États-Unis, une puissance que je suis prêt à utiliser au besoin. La décision d’entrer en guerre sera ma décision. Ne croyez pas une seconde que ce que vous direz entrera en ligne de compte. » Également présent au cours de cet entretien, le principal conseiller politique de Bush, Karl Rove, cache à peine son
mépris. Blix est un Suédois, tare suprême aux yeux de ce descendant d’immigrés norvégiens
convaincu de la duplicité de ses voisins. La Suède n’a-t-elle pas occupé la Norvège pendant un siècle, de 1814 à 1905 ?

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Washington, 21 décembre 2002. George Tenet, le patron de la CIA, et son adjoint John
McLaughlin, ont rendez-vous dans le Bureau ovale avec George W. Bush, Dick Cheney, Condi Rice et Andy Card, le chef de cabinet de la Maison Blanche. Objet du briefing : les « preuves » selon lesquelles l’Irak détiendrait des armes de destruction massive. Effectuée par McLaughlin, qui bafouille, la démonstration est un flop. Trop de « semble-t-il », trop de clichés illisibles et de schémas peu convaincants, trop de transcriptions de
conversations sans queue ni tête entre officiers de la Garde républicaine irakienne. Bush ne cache pas sa déception : « Le grand public n’y comprendra rien ; il n’y a pas là de
quoi le convaincre. » Puis, se tournant vers Tenet : « George, vous m’avez parlé d’informations précises ; c’est tout ce que nous avons, vraiment ? » Le directeur de la CIA se lève alors brusquement et jette ses deux bras en l’air, imitant un basketteur en train de planter un « panier » : « Ne vous inquiétez pas, cette affaire-là, c’est un slam dunk, un vrai slam dunk ! » [Le slam dunk est l’un des gestes les plus spectaculaires du basket-ball, lorsqu’un joueur, après avoir marqué un point facile, se suspend au rebord du panier. Tenet, précisons-le, est un fan acharné de ce sport.]

Washington, 10 janvier 2003. Bush et Cheney reçoivent en privé, loin des caméras, trois opposants irakiens en exil établis aux États-Unis. « Je crois à la paix et à la liberté, explique le président, Saddam devrait désarmer et quitter le pouvoir, mais je sais qu’il ne le fera pas. Il a un cur de pierre. » Hatem Mukhlis, un originaire de Tikrit, dont
le père a été assassiné par le régime baasiste, approuve. « Est-ce que l’Irakien moyen déteste Israël ? » demande Bush. « Non, répond Mukhlis, les Irakiens ont d’autres chats à fouetter, ils sont obsédés par leurs propres problèmes. » Kanan Makiya, l’auteur de Republic of Fear, implacable dénonciation du système Saddam parue au milieu des années 1980, estime qu’une intervention militaire américaine contre son pays « changera l’image des Etats-Unis dans la région ; les Irakiens sont mûrs pour la démocratie, ce sont des gens éduqués ». « Comment nos troupes seront-elles accueillies ? » questionne le président. « Avec des bonbons et des fleurs ! » assurent les trois dissidents. « Comment le savez-vous ? » « Nous sommes en contact avec le pays, nous le savons », répondent-ils. George W. Bush se lance alors dans une longue digression sur le rôle futur de la diaspora irakienne, dont le retour sera capital, car elle est composée de gens « qui connaissent le fonctionnement des démocraties ». « Mon job, ajoute-t-il, est de rallier le monde à cette cause et de gagner la guerre ; je ne suis pas sûr qu’il entre dans mes attributions de désigner le futur leader de l’Irak. » Puis il interroge, un peu inquiet : « Mais comment être sûrs de ne pas donner l’impression aux Irakiens que l’Amérique leur impose sa volonté ? » Les trois opposants se regardent. Personne n’a de réponse.

Washington, 19 mars 2003. Le jour J, celui du déclenchement de la guerre, commence par une vidéo-conférence dans un salon de la Maison Blanche, la Situation Room. George W. Bush est en direct avec le général Tommy Franks et son état-major du Centcom, depuis la base aérienne Prince-Sultan en Arabie saoudite. Le président questionne un à un les généraux : « Etes-vous prêts ? » « Oui, Monsieur le Président. » Bush lit alors un court texte qu’il a lui-même écrit : « Pour la paix dans le monde et pour le bénéfice et la liberté du peuple irakien, je donne l’ordre d’exécuter l’opération Iraqi Freedom. Que Dieu bénisse les troupes. » George W. Bush se fige dans un salut militaire puis tourne les talons. Ses yeux sont embués de larmes.
Le plan d’action prévoit que, pendant quarante-huit heures, des opérations clandestines de commandos et des bombardements ciblés précèdent l’intervention lourde de l’US Army et la déclaration publique de guerre. À 13 heures, heure de Washington, une trentaine d’unités des forces spéciales américaines, britanniques, australiennes et polonaises pénètrent effectivement en Irak à partir de la Turquie, de la Jordanie, de l’Arabie saoudite et du Koweït. Mais un « tuyau » de la CIA, obtenu grâce à deux informateurs opérant dans l’entourage même de Saddam Hussein, dont un certain Rokan, responsable de la sécurité sur le site présidentiel de Dora, va tout bouleverser. À 15 heures, George Tenet annonce à George W. Bush que Saddam et ses deux fils, Oudaï et Qoussaï, utilisent la ferme de Dora comme « planque » et qu’ils s’y trouvent vraisemblablement encore. Une frappe massive permettant de décapiter d’un coup les trois têtes du régime paraît possible. Problème : Bush a, officiellement, donné à Saddam Hussein quarante-huit heures pour se démettre, et l’ultimatum court toujours. Consultés, Donald Rumsfeld et Colin Powell, pour une fois d’accord, recommandent de ne pas en tenir compte et de frapper tout de suite, ce qui permettra peut-être de faire l’économie d’une guerre. Cheney et Rice approuvent également. Bush s’inquiète : et s’il y avait des civils à Dora Farm ? Tenet le rassure : il n’y a que des militaires ainsi que les familles – femmes et enfants – de Saddam et de ses deux fils. Ce dernier point, apparemment, ne pose guère de problèmes de conscience. À l’issue d’un ultime tête-à-tête avec Dick Cheney, Bush donne l’ordre de bombarder Dora. Il est 19 h 15, heure de Washington.
À ce moment, nul en dehors des principaux dirigeants américains n’a encore été informé du déclenchement de la guerre. Le premier étranger à l’être – mais s’agit-il vraiment d’un étranger ? – sera le ministre israélien des Finances Benyamin Netanyahou, informé par Condoleezza Rice à 19 h 30, ce mercredi 19 mars. « Je le savais déjà », répond au téléphone Netanyahou, mis au courant, ainsi qu’Ariel Sharon, par le Mossad. Le second sera David Manning, l’équivalent britannique de Rice, qui se chargera d’informer le Premier ministre Tony Blair. Le troisième ne sera autre que l’incontournable ambassadeur saoudien à Washington, le prince Bandar, convoqué à 19 h 45 à la Maison Blanche par Condi Rice (voir encadré pp. 30-31). Quant au chef du gouvernement espagnol José María Aznar, il ne sera mis au courant que plus tard – ce qui ne l’empêchera pas de se montrer particulièrement zélé. « Ne vous sentez pas seul dans des moments pareils, dira-t-il à George W. Bush au cours d’une conversation téléphonique. Nous sommes nombreux à vous soutenir ; chaque fois que vous vous assiérez, souvenez-vous que nous sommes avec vous. Il y aura toujours une moustache à vos côtés. » La sienne, évidemment ?
Le lendemain 20 mars, à 4 h 30 du matin, George Tenet appelle la Maison Blanche et dit à l’officier de permanence : « Réveillez le président et dites-lui que le bombardement a eu lieu et que nous avons eu ce fils de pute ! » L’officier n’ose pas déranger George W. Bush, qui dort encore. Deux heures plus tard, lorsque Bush se rend dans le Bureau ovale, les informations qu’il reçoit sont beaucoup moins optimistes : les bombes EGBU-27 ont transpercé le site de Dora, mais Saddam et ses fils ont survécu. En revanche, Rokan, le traître, l’informateur numéro un de la CIA, n’est plus là pour rendre compte des dégâts. Il est mort.

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