Le devoir de blâmer

L’écrivain André Brink, auteur de nombreux ouvrages militants, dissèque la société sud-africaine. Sans aucune complaisance.

Publié le 11 mai 2004 Lecture : 6 minutes.

Pour l’état civil, André Philippus Brink a vu le jour le 29 mai 1935, à Vrede, dans l’État libre d’Orange. Mais sa véritable naissance, il la situe en mars 1960, sur un banc du jardin du Luxembourg, à Paris. Ce jour-là, peu de temps après les événements de Sharpeville au cours desquels la police sud-africaine a tiré sur des manifestants pacifiques, il prend conscience de l’incroyable injustice érigée en règle dans son pays natal. Pour le jeune homme aux racines danoises et néerlandaises, c’est un revirement radical. Son enfance et son adolescence se sont déroulées dans le milieu puritain et traditionaliste des Afrikaners de province. Membre d’une rigoureuse église calviniste et de la Ruiterwag, branche de jeunesse de l’Afrikaner Broederbond (société secrète exaltant le nationalisme afrikaner), il a fait ses études au sein de la très conservatrice université de lettres de Potchefstroom, dans le Transvaal. Rien ne semblait le prédisposer à devenir l’inlassable pourfendeur de l’apartheid dont les romans – Une saison blanche et sèche, Au plus noir de la nuit, Un turbulent silence, etc. – sont lus à travers le monde. Mais il y avait le goût des livres, et cette passion l’a conduit en France, à la Sorbonne, pour y poursuivre des études de littérature comparée. Il y a découvert l’altérité ; il y a compris que ses camarades noirs n’étaient pas moins doués que lui…
Ce n’est pas un mystère : les convertis font les plus grands prosélytes. De retour en Afrique du Sud, André Brink devient la figure centrale des Sestigers, « écrivains des années 1960 », qui s’attaquent aux canons éculés du roman traditionnel de langue afrikaans exaltant des valeurs religieuses et morales fortement colorées de racisme. En 1967, Brink décide de revenir s’installer en France. C’est sans compter les événements de mai 1968 qui lui montrent enfin quelle sera sa voie. L’écriture est une arme, il faut s’en servir pour fustiger l’injustice, abattre les cloisons entre les hommes, construire un monde meilleur. Brink rentre chez lui et commence à écrire contre la ségrégation raciale, n’hésitant pas à décrire des scènes d’amour charnel propres à choquer les milieux conservateurs. Dans Au plus noir de la nuit (1974), il raconte l’histoire d’un acteur métis condamné pour le meurtre de sa maîtresse blanche… Horreur ! À l’époque, l’Immorality Act interdit le mariage et les relations sexuelles entre Blancs et non-Blancs. Trois mois plus tard, le livre est interdit pour pornographie. Mais Brink ne renonce pas. Mieux : il écrit en afrikaans et traduit lui-même ses oeuvres en anglais pour leur donner une portée internationale. Directement inspirée par la révolte des étudiants de Soweto et le combat de Steve Biko, Une saison blanche et sèche (1980) le consacre comme l’un des plus importants écrivains de sa génération – au même rang qu’une Nadine Gordimer.
Aujourd’hui, après avoir participé à la chute de l’apartheid, le grand romancier aux larges lunettes continue de disséquer la société sud-africaine. Sans complaisance.

Jeune Afrique/l’intelligent : Maintenant que l’apartheid n’existe plus, que reste-t-il à écrire sur l’Afrique du Sud ?
André Brink : Beaucoup plus de choses qu’auparavant. La réalité de l’apartheid prenait le dessus sur tout. Une fois ce système politique éradiqué, on s’est aperçu que la société souffrait d’autres maux. Tant que l’apartheid existait, on montrait
du doigt l’oppression raciale. Mais
il y a toujours eu diverses formes d’oppressions. Surtout à l’égard
des femmes, toutes communautés confondues. L’injustice n’était pas que le lot des Noirs.
J.A.I. : Existe-t-il une lassitude vis-à-vis du thème même de l’apartheid ?
A.B. : Peut-être. Mais il reste des interrogations. Il faut regarder de plus près son quotidien, avec un il décalé sur le passé. Comme peuvent le faire des écrivains, noirs comme blancs, à l’image de Zakes Mda et de Zoe Wicombe. Après tout, les Allemands commencent à peine à affronter l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Les Américains leurs frasques au Vietnam. Seuls les Français traînent encore des pieds sur la déportation des juifs et sur leur passé algérien.
J.A.I. : Que pensez-vous des écrivains sud-africains contemporains ?
A.B. : Les cours que je donne à l’université du Cap portent sur l’écriture : styles et thématiques. Ce qui me donne le privilège de voir les uvres qui sortent du lot.
J.A.I. : Avez-vous rencontré Nelson Mandela à sa libération ?
A.B. : Plusieurs fois. Mes rencontres avec lui restent les plus bouleversantes de ma vie. Un jour, alors que nous prenions le thé chez lui, il a posé sa main sur mon bras et m’a dit : « André, en prison, tes écrits m’ont permis de supporter le monde. De discerner les choses. » Que le plus grand homme de notre ère avoue que la littérature lui a servi de béquilles pour marcher et regarder le monde est une preuve irréfutable du pouvoir de l’écrit.
J.A.I. : On vous sent ému
A.B. : Je n’ai pas de qualificatif pour Mandela. Voilà quelqu’un qui ne dépasse pas l’humanité, mais l’incarne.
J.A.I. : L’avez-vous rencontré depuis qu’il a quitté le pouvoir ?
A.B. : Non, il a beaucoup à faire. Je ne voudrais pas lui faire perdre la moindre minute.
J.A.I. : Avant 1994, étiez-vous en relation avec les membres de l’ANC ?
A.B. : Indirectement. Je les ai rencontrés après la publication de mon premier livre, au moment où des amis blancs, dont j’étais devenu l’ennemi, rompaient tout contact avec moi. Mais c’est surtout à partir des années 1980 que j’ai fait la connaissance des leaders. Je me souviens de la maison de Thabo Mbeki, à Lusaka, où nous passions nos soirées à écouter Beethoven en commentant des tableaux. « Vous vous rendez compte, plaisantait-il, vous êtes dans la maison d’un terroriste ! » Je lui répondais : « Tu n’es pas terroriste, c’est le pays qui est mauvais ! » En 1987, avec une délégation afrikaner, j’ai rencontré Thabo Mbeki et ses amis, à Dakar, grâce au soutien du président Abdou Diouf et de Danielle Mitterrand. Pour la première fois Afrikaners et membres de l’ANC s’asseyaient autour d’une même table.
J.A.I. : Aimeriez-vous le revoir ?
A.B. : Oui. Cela peut paraître arrogant, mais je voudrais lui poser quelques questions. Il m’a beaucoup déçu, même s’il a fait de bonnes choses. Je ne comprends pas son soutien aveugle à Robert Mugabe. Et pourquoi s’oppose-t-il à une aide aux victimes du sida? Comment peut-il penser que le sida n’est pas une maladie, mais un fait causé par la pauvreté ? En ami, je voudrais lui demander des explications. Il sait, plus que n’importe qui, que nous venons de loin. Il n’a pas le droit de laisser mourir des gens sous de fallacieux prétextes. Une nation moderne se construit tous les jours. C’est pourquoi, même sans enjeux particuliers, les deuxièmes élections libres de notre pays restent l’expression d’un peuple qui chemine vers la maturité. Aujourd’hui, on ne regarde plus la couleur, mais les compétences.
J.A.I. : Mais vous n’avez jamais voulu participer au pouvoir ?
A.B. : Non. Après les élections de 1994, l’ANC m’a invité à siéger à l’Assemblée nationale. Mais je n’ai pas cédé. Je ne suis pas un homme politique, je veux garder sa liberté de blâmer.
J.A.I. : Les femmes comptent beaucoup dans vos livres
A.B. : Je ne sais pas si c’est moi qui les choisis, ou l’inverse. Les femmes n’ont jamais eu la place qu’elles méritent. Si quelqu’un comme Mandela a fait ses preuves, c’est parce que les hommes l’ont accepté. En Afrique du Sud, près de 40 % des délégués de l’Assemblée sont des femmes. Mais les écoute-t-on ?
J.A.I. : Que symbolise une femme comme Winnie Mandela ?
A.B. : La tragédie. Pour une femme qui avait commencé en héroïne. Durant toutes les années de détention de Mandela, c’est elle qui a entretenu la flamme. Puis, à la libération de Mandela, elle est devenue folle à côté d’un Mandela qui avait une mission nationale à assumer.
J.A.I. : De quoi parle de votre prochain roman ?
A.B. : Avant que je n’oublie est la saga
d’un vieil homme de 80 ans. À travers la vie des femmes qu’il a connues, il raconte l’histoire de l’Afrique du Sud.

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