La tentation de l’ordre moral

Quand le pays le plus moderne et le plus ouvert du monde arabe entreprend de sanctionner les « comportements attentatoires aux bonnes moeurs »…

Publié le 10 mai 2004 Lecture : 7 minutes.

Au début, Souad n’en a pas cru ses oreilles. Arrêtée par la police sur la route de Gammarth, vers 2 heures du matin, alors qu’elle raccompagnait chez lui un ami français, elle s’est entendu expliquer qu’elle n’avait pas le droit de circuler en automobile avec un étranger, sans autorisation. Surtout à une heure aussi tardive. « Je tombais des nues, raconte la jeune femme, médecin dans un grand hôpital de Tunis. Le motard nous a fait descendre, a vérifié nos papiers et m’a demandé de prouver que je n’étais pas mariée. À ma stupéfaction, j’ai découvert que j’étais passible de deux mois de prison et de 300 dinars d’amende. Mon ami, qui venait en Tunisie pour la première fois, était terrorisé. Il ne comprenait absolument pas ce qui se passait. À vrai dire, moi non plus : je croyais que, chez nous, les femmes étaient libres et avaient des droits. Après une demi-heure de négociations surréalistes, j’ai fini par lui glisser 50 dinars… »
Un mois plus tard, rebelote. Sur la route de La Goulette, cette fois. C’est toujours Souad qui conduit. Elle est avec sa soeur et deux amis, un Tunisien et un Belge installé depuis une dizaine d’années dans le pays. Contrôle des papiers du véhicule, relevé des identités… « Le policier a froncé les sourcils quand il a vu que Frank était étranger. Il m’a demandé si j’étais mariée et ce que ce garçon faisait avec nous. Je lui ai répondu que c’était un ami, que nous étions ensemble au lycée… Il m’a rétorqué qu’il me fallait un « permis de guide touristique » pour être autorisée à faire monter un étranger dans ma voiture. » Finalement, Souad a eu plus de chance que la première fois. Bon bougre, le policier a fermé les yeux, mais lui a conseillé de ne pas trop sortir, en ce moment…
Ces anecdotes ne sont nullement des cas isolés. Elles illustrent au contraire certains dérapages de la « campagne de moralisation des moeurs » engagée au mois de février par les autorités. L’idée partait pourtant d’une bonne intention et reprenait à son compte une vieille revendication féministe : la répression du harcèlement sexuel, phénomène qui, en Tunisie, s’apparente à un véritable fléau et affecte aussi bien les entreprises que l’université et même les lycées. Dans la rue, bien sûr, c’est pire encore… Longtemps, la société a préféré fermer les yeux sur cette réalité dérangeante. Au mois de février, l’annonce par Béchir Tekkari, le ministre de la Justice, de son intention de légiférer sur la question a donc suscité l’étonnement.
S’agissait-il d’un pas dans la bonne direction ? Pas vraiment, dans la mesure où, pour faire bonne mesure, le ministre a parallèlement révélé qu’un projet de loi réprimant les « comportements attentatoires aux bonnes moeurs » était en cours de préparation. Sans doute les autorités souhaitaient-elles aussi prévenir certaines « dérives comportementales ». En clair, freiner le développement inquiétant de la prostitution occasionnelle. Mais la machine s’est emballée. Dans la foulée de l’annonce du « projet de projet » de loi, l’administration a en effet exhumé un décret beylical de 1940 qui instituait tout un arsenal pénal pour sanctionner les « atteintes à la moralité ». Et invité les policiers à réprimer avec sévérité les comportements déviants, déplacés ou attentatoires aux bonnes moeurs. L’ennui est que personne n’a défini les « comportements » en question. Du coup, l’injonction ministérielle s’est, du jour au lendemain, traduite par une multiplication des tracasseries et des interpellations. Le plus souvent, pour des motifs futiles : jeans serrés ou décolletés un peu trop audacieux. Des jeunes gens se tenant par la main ou sirotant un café en terrasse se sont retrouvés au poste. Certaines affaires ont même connu un – triste – épilogue judiciaire : au total, deux cents jugements ont été rendus, tous assortis du même verdict de quatre mois de prison ferme. Du jamais vu de mémoire de Tunisien !
« Les citoyens ont été scandalisés par les abus de cette campagne, raconte l’avocate et militante associative Bochra Bel Haj Hmida. L’Association tunisienne des femmes démocrates a été submergée d’appels téléphoniques, au point que son standard a explosé. Beaucoup de gens, peu ou pas du tout politisés, qui n’avaient jamais été confrontés à l’arbitraire policier, ont signé des pétitions et manifesté pour la défense des libertés individuelles et de la mixité dans les lieux publics. »
Les avocats de gauche ou proches de la Ligue des droits de l’homme n’ont pas été les seuls à se mobiliser. On raconte qu’Abdelfattah Mourou, qui fut l’une des figures de proue du mouvement islamiste tunisien avant de renoncer à toute activité politique, n’a pas hésité à assurer la défense de deux jeunes gens accusés de s’être tenu la main et de s’être embrassés dans le parc du Belvédère, à Tunis. Face à un procureur buté, il a plaidé que le droit des couples non mariés à se fréquenter dans les lieux publics constitue « un acquis sociétal en Tunisie ». L’anecdote est savoureuse.
Les journaux de la place, notamment le quotidien arabophone à grand tirage El Chourouk, et même plusieurs parlementaires de l’opposition légale, se sont faits l’écho de ces réactions. Une fois n’est pas coutume, ces interventions n’ont pas été vaines. Le 20 avril, lors d’une conférence de presse convoquée pour la circonstance, Béchir Tekkari s’est efforcé de calmer le jeu. Il a promis que la loi en préparation respecterait les libertés individuelles et collectives et serait exempte d’ambiguïté. Elle fera, a-t-il indiqué, « la distinction entre les relations ordinaires entre les deux sexes et les comportements contraires aux bonnes moeurs, susceptibles de causer une gêne à autrui. » Voilà les Tunisiens rassurés. Souvent cité en exemple pour sa modernité et son esprit d’ouverture – notamment en ce qui concerne les droits des femmes -, leur pays n’est donc pas à la veille de se transformer en République islamique ! Pourtant, l’affaire est moins anodine qu’il n’y paraît et doit être replacée dans le contexte général de la montée du sentiment religieux. Et de ce qu’il faut bien appeler une certaine schizophrénie politique et sociale. Car la Tunisie est affectée en profondeur par deux évolutions parallèles et contradictoires.
D’abord, on l’a vu, un retour du religieux qui se manifeste, dans toutes les couches de la société, par une recrudescence du port du foulard islamique et, dans une moindre mesure, de la barbe. « Ce phénomène, analyse Vincent Geisser, sociologue au CNRS et spécialiste de la Tunisie, s’explique par une foule de raisons dont la moindre n’est pas la dégradation du contexte international. Les guerres de Palestine et d’Irak, notamment, provoquent un sentiment de colère et suscitent des réflexes de repli identitaire. Mais ce regain de religiosité traduit sans doute aussi un vrai mécontentement social et une certaine forme de frustration politique. » Impossible, enfin, de ne pas souligner l’influence des télévisions arabes par satellite, de plus en plus regardées, qui véhiculent souvent (mais pas toujours) des valeurs et des préjugés « néotraditionnels » aux antipodes de la modernité occidentale. Résultat : il est aujourd’hui de bon ton d’afficher de façon ostensible sa religiosité, d’aller à la mosquée et d’accomplir la omra (le petit pèlerinage) ou le hadj (le grand pèlerinage). Ce qui eût été impensable il y a une dizaine d’années, quand la chasse à tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait à un islamiste battait son plein.
Mais on assiste, à l’inverse – notamment chez les jeunes -, à une prise de distance de plus en plus marquée par rapport à la religion, et même, plus généralement, aux règles élémentaires de la « bienséance » en pays arabo-musulman : audaces vestimentaires et comportementales, consommation d’alcool, relativisme moral, permissivité sexuelle… Ces comportements sont dénoncés par les chaînes satellitaires du Golfe comme les symptômes d’une dérive athée du plus occidentalisé des pays arabes.
La campagne de dénigrement orchestrée par des médias arabes explique, en partie, la tentation des autorités tunisiennes d’imposer une sorte d’« ordre moral ». Car même s’il y a eu des dérapages, il est trop facile d’accabler quelques fonctionnaires trop zélés. Des instructions ont bel et bien été données. Des élections présidentielle et législatives auront lieu au mois d’octobre, et le gouvernement doit tenir compte des fluctuations de l’opinion et, en particulier, de l’audience grandissante des idées conservatrices. Il s’entend souvent reprocher d’appliquer de manière trop rigoureuse la circulaire de 1980 interdisant le port du voile dans les écoles et les administrations. En feignant de s’attaquer aux « jeunes acculturés » et autres « dépravés », certains ont-ils voulu rectifier le tir ? Montrer que la Tunisie met autant d’ardeur à combattre la permissivité morale que l’islamisme latent ? Une chose est sûre, en tout cas : les autorités n’échappent pas aux contradictions qui travaillent la société tunisienne…

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