À la guerre comme à la guerre…
Qu’est-ce qui fait qu’après tant de violences, tant de « bavures » meurtrières, de simples clichés montrant des soldats de la coalition humilier allègrement des prisonniers irakiens sont apparus comme « le plus inacceptable » ?
Y a-t-il un degré dans l’abjection, une notation du crime, une hiérarchie de l’obscène ? Si tel était le cas, les critères d’évaluation ne manqueraient pas, pour situer sur l’échelle de l’horreur, à leur place exacte, les tortionnaires de la coalition immortalisés dans leurs oeuvres par des photographes… amateurs. La difficulté consiste à comparer ce qui est comparable. Qu’est-ce qui fait qu’après tant de violences et de morts en Irak, tant de bombardements aveugles, tant de « bavures » meurtrières, de simples clichés diffusés depuis une dizaine de jours sont apparus comme « le plus inacceptable », au point d’obliger le président américain à se justifier en public, son commandement militaire à s’excuser et de faire de Donald Rumsfeld un « ministre en sursis » ?
Le nombre des victimes ? Même si l’on fait l’amalgame entre les photos et les rapports préliminaires de la Croix-Rouge qui avaient, dès le mois de janvier, tenté d’alerter la hiérarchie militaire américaine sur les abus commis à l’encontre des prisonniers d’Abou Ghraib, et qu’on y ajoute les vingt-cinq morts pour sévices officiellement dénombrés depuis 2002 dans les geôles libérées d’Afghanistan et d’Irak, le score des derniers événements est faible, voire presque dérisoire. D’autres, avant les sbires de la générale Janis Karpinski, avaient fait nettement mieux et plus, à commencer par les Irakiens eux-mêmes : en 1984, dans ce même lieu que les Américains, en le récupérant, ont pris soin de rebaptiser « Centre correctionnel de Bagdad », c’étaient quatre mille prisonniers kurdes et chiites qui avaient été éliminés par Saddam Hussein, lequel utilisait volontiers ses captifs comme cobayes dans le développement des programmes d’armes chimiques et biologiques. Combien d’hectares de blé, de pommes de terre et de bananes poussent, de par le monde, sur des charniers d’enfants ? Colin Powell a révélé, pour sa part, les souvenirs qui le hantent, en évoquant le massacre de civils commis le 16 mai 1968 dans le village de My Lai, au Vietnam, par la compagnie Charlie de l’impeccable lieutenant William Calley. Si l’on sait que celui-ci, vite rendu aux siens par la « justice » américaine, a pu retrouver, dès 1974, une situation honorable dans les assurances, on sera presque amené à regretter que six soldats et autant d’officiers servant la bannière étoilée voient aujourd’hui leur carrière compromise par un simple jet d’urine et des gestes de nature sexuelle certes humiliants, mais pas mortels.
Est-ce l’insolence manifestée par les tortionnaires qui rendrait leurs actes particulièrement choquants ? Il est vrai que leur présence réjouie sur les clichés fait aussitôt monter le taux d’adrénaline des spectateurs en donnant à l’ignominie un visage, fût-il le charmant minois de la réserviste Lynndie England, qui gardera, on l’espère, ce souvenir de son passage sous les drapeaux pour le montrer à l’enfant qu’elle porte aujourd’hui dans son ventre ! Mais, là non plus, il ne s’agit certes pas d’une « première » : aurait-on oublié les faciès étalés au premier plan sur les images des lynchages commis par le Ku Klux Klan dans le sud des États-Unis et ces corps convulsés qui se consument devant des foules hilares ? La bonne conscience du général Aussaresses aurait-elle déjà disparu dans la nuit des temps ? Avant de voir la plus haute juridiction française, la Cour de cassation, confirmer son amnistie pour les crimes commis en Algérie, ce dernier avait pourtant pris le soin d’écrire un livre, afin que l’amnésie ordinaire ne vienne pas effacer ses propos, publiés dans Le Monde du 3 mai 2001 : « C’est efficace, la torture. La majorité des gens craquent et parlent. Ensuite, la plupart du temps, on les achevait. Est-ce que ça m’a posé des problèmes de conscience ? Je dois dire que non. » Et que l’on ne cherche pas à opposer à cette « torture utilitaire » les « sévices gratuits » pratiqués à Bagdad. L’objectif est le même : écraser l’autre, l’anéantir en le faisant souffrir et, dans ce cauchemar, pour le prix du forfait commis, renifler l’haleine d’un plaisir interdit.
Est-ce enfin le fait que les violences aient été commises par les soldats et les officiers de l’armée régulière d’un grand pays démocratique qui leur vaut un tel succès médiatique ? Si les coupables avaient été originaires de… bien d’autres nations, la valeur marchande de ces clichés n’aurait sans doute pas atteint de tels sommets. Il est vrai qu’à Bagdad les Américains ne se sont pas même donné la peine de troquer leur uniforme contre des vêtements civils, comme ils en avaient pourtant pris l’habitude à la veille des massacres perpétrés, par exemple, en Amérique latine dans les années 1970, quand les Forces spéciales chassaient les communistes jusque dans les écoles primaires ou déshabillaient – déjà… – les suspects dans leurs fameuses villas de la banlieue de Buenos Aires, de Santiago ou de Managua. C’est cette négligence vestimentaire qui semble émouvoir l’appareil militaire américain. On admettrait sans doute plus volontiers, à Washington, que les prisonniers soient nus si le contraste était moins vif avec les uniformes, si les victimes étaient livrées, comme de coutume, à des hommes de main non identifiés chargés du « sale boulot » en ménageant une zone d’ombre autour des politiques qui les recrutent et qui les paient. Mais là, c’est le contraire qui s’est produit. De ce point de vue, l’Irak est devenu un enfer pour les Américains : après qu’ils y ont dissous l’armée de Saddam, leurs troupes régulières sont condamnées à opérer en pleine lumière et harcelées par « des hommes en âge militaire » parmi lesquels il leur est très difficile de faire le détail. Les « supplétifs » des sociétés privées – Titan Corporation et Kaci International – sous contrat de la CIA, qui assurent notamment la protection de l’administrateur civil Paul Bremer, ne jouent encore qu’un rôle marginal. En face, ainsi que l’évoque le rapport de la Fédération internationale des Ligues de droits de l’homme (FIDH) sur les meurtres de civils à Fallouja, citant un commandant de marines américain, « tous les adultes de 18 à 49 ans sont considérés comme des cibles légitimes ». Idem dans les prisons : ce n’est pas le coupable, réel ou virtuel, qu’on maltraite, mais la masse indifférenciée des vaincus qu’on encagoule, qu’on viole et qu’on empile. Il n’y a, dès lors, pas de quoi s’étonner si l’on entend hurler de rage, très au-delà des frontières de l’Irak, tous ceux qui revendiquent leur appartenance à ce « bout de peuple » martyrisé à coups de bottes. On dit qu’il faut diviser pour régner. En soudant, par plaisir sadique, les corps nus des victimes face à l’objectif de leurs tortionnaires, les Américains viennent peut-être de réussir l’inverse : sceller l’alliance de leurs adversaires et disloquer leur propre coalition.
On pourrait, à l’infini, s’interroger sur l’énorme répercussion de ces quelques images, poursuivre ce tour d’horizon morbide, jouer à dénicher, à toutes les époques et dans tous les pays du monde – ou presque : Amnesty International en dénombre plus de cent cinquante où des actes de torture et des mauvais traitements sont commis par des agents des pouvoirs publics -, des épisodes aussi tragiques que ceux qu’il s’agit, à l’évidence, de dénoncer. Le sadisme appelle toujours le cynisme, à l’instar de la déclaration de Youri Fedotov, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, demandant la condamnation de la Grande-Bretagne et des États-Unis par cette même Commission des droits de l’homme de l’ONU qui vient – par 23 voix contre 13 et 7 abstentions – d’exonérer son pays des enlèvements, des tortures et des meurtres commis en Tchétchénie. Les simples « bizutages » des conscrits, à Moscou, qui provoquent de véritables hécatombes au sein de l’armée russe, n’ont rien à céder aux « exploits » des marines ! Et, parmi les voix qui s’élèvent, il en est plus d’une qu’une justice immanente aurait dû, depuis longtemps, faire s’étrangler dans sa gorge.
Alors, que faire ? Ouvrir les yeux, sans se laisser instrumentaliser par la colère ou par la douleur. Voir le mal où il est, c’est-à-dire partout, non pour puiser dans une relativisation facile les arguments de la passivité, mais pour lutter plus efficacement contre ses offensives multiples. En octobre 2000, un sondage réalisé en France par le CSA pour le compte d’Amnesty International révélait qu’un Français sur quatre ne juge pas la torture « condamnable en elle-même » et que 70 % des personnes interrogées excluent de militer contre la torture dans un groupe local, tandis que 57 % n’imaginent même pas de participer à une action via Internet. Et je ne suis pas certain qu’en Algérie, en Tunisie, en Turquie et en Syrie, un tel sondage, s’il était réalisé, aboutirait à des résultats beaucoup plus apaisants.
Condamner les salopards d’Abou Ghraib, ceux qui les commandent et ceux qui les ont mis en branle, c’est donc d’abord condamner aussi ceux qui rêvent de les égaler, voire de les dépasser, tel cet internaute d’un site islamiste, autoproclamé « résistant », qui éructe : « Notre colère ne sera apaisée et notre vengeance assouvie que lorsque nous crèverons les yeux qui ont vu les organes sexuels des Irakiens, que lorsque Américains, Britanniques et Israéliens seront châtrés sur les rives du Tigre et de l’Euphrate. » Sur Internet, c’est la surenchère redoutée par tous ceux qui pensent d’abord aux conséquences terroristes, avec, à la clé, cette comptabilité macabre de Ben Laden, qui déclare : « En se fondant sur les chiffres recensant les musulmans assassinés par les Américains directement ou grâce à leur aide et leur soutien, nous nous apercevons que nous ne sommes qu’au début du chemin. » Quel triste monde que celui dans lequel l’alternative ne consisterait qu’à grossir le tas de cadavres des uns ou des autres…
S’il y avait encore à apprendre des cris des victimes et du rire des bourreaux, la leçon – une de plus – serait que les guerres tuent, les occupations militaires, aussi, et qu’il n’est jamais sain de laisser livrés à des hommes, menacés mais armés, d’autres hommes qui les haïssent. George W. Bush, qui, après avoir lancé 140 000 soldats sur un pays étranger dont il allait exhiber le chef capturé comme un trophée, trouve l’incident « répugnant » et ne s’est pas privé d’exprimer son indignation sur les chaînes arabes de télévision, n’avait sans doute pas été préparé à pareille épreuve. Les électeurs de la plus grande démocratie du monde pourraient bientôt prouver qu’ils en ont tenu compte.
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