« Je ne veux pas mourir au pouvoir »

Après l’affaire Borel (J.A.I. n° 2259), le président évoque l’avenir de Djibouti, qu’il rêve en « Dubaï de la Corne de l’Afrique ».

Publié le 11 mai 2004 Lecture : 8 minutes.

Il admire, comme tout un chacun, Nelson Mandela, parle cinq langues (français, anglais, arabe, amharique, somali), prend quinze jours de vacances par an – le plus souvent en Afrique du Sud – et rêve de faire de son petit pays un Dubaï de la Corne. Tel est le côté pile, ouvert et « mondialisé » d’Ismaïl Omar Guelleh. Côté face, cet homme de 57 ans à la fois secret et gouailleur est un Issa du genre opiniâtre, fils de cheminot devenu policier par vocation, qui fut le premier commissaire de police djiboutien nommé par les Français – dont la colonisation dura jusqu’en 1977. Neveu du président Hassan Gouled Aptidon et chef de cabinet de ce dernier, en charge tout particulièrement de la sécurité et des renseignements, Ismaïl Omar Guelleh est le principal artisan de la conclusion des accords de paix de décembre 1994 entre le gouvernement et les rebelles afars du Front pour la restauration de l’unité et de la démocratie (Frud). Une position qui, jointe à la volonté de son oncle d’en faire son successeur, lui vaut d’être élu à la présidence en 1999 pour un premier mandat de six ans. À douze mois de la future échéance présidentielle, le chef de l’État djiboutien a reçu J.A.I. dans son – modeste – palais, pour un entretien en deux temps. La première partie portait sur « l’affaire Borel », qui empoisonne les relations entre Djibouti et la France (voir J.A.I. n° 2259). La seconde concerne, pour l’essentiel, ce qu’il faut connaître des rapports entre Ismaïl Omar Guelleh et le pouvoir…

Jeune Afrique/L’intelligent : Il y a un peu plus d’un mois, le président allemand Johannes Rau a dû annuler la visite officielle prévue à Djibouti à la suite de menaces terroristes qualifiées de sérieuses. Êtes-vous dans la ligne de mire d’el-Qaïda ?
Ismaïl Omar Guelleh : Il faut replacer cette histoire dans son contexte. Peu avant la date prévue de cette visite, un militaire djiboutien quelque peu dépressif est venu
raconter à des officiers du contingent allemand présent à Djibouti que le président Rau risquait d’être la cible d’un attentat. Puis les services de renseignements allemands ont reçu une information en provenance du Yémen, selon laquelle une voiture piégée devait exploser au passage de son cortège. Enfin, plusieurs ambassades de France en Afrique, notamment au Sénégal, en Tanzanie et à Djibouti, ont, au même moment, reçu des lettres de menaces. Le président Rau m’a donc téléphoné depuis Dar es-Salaam pour m’expliquer que, compte tenu de tout cela, ses services de sécurité le suppliaient d’annuler son escale à Djibouti. Pour le reste, nous faisons le maximum pour que notre pays soit sûr. En outre, il y a ici des troupes étrangères très concernées par leur autoprotection. Les Américains notamment, qui ne sortent pratiquement jamais de leurs quartiers.

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J.A.I. : Votre engagement aux côtés des Américains dans le cadre de l’opération « Enduring Freedom » est total puisqu’ils disposent désormais d’une base à Djibouti. Cela ne fait-il pas de vous une cible privilégiée pour Ben Laden et ses fidèles ?
I.O.G. : On pourrait le penser. Précisons toutefois qu’aucun ressortissant djiboutien ne figure, à ma connaissance, au sein du réseau el-Qaïda. On y trouve des Yéménites, des
Somaliens, des Comoriens, des Soudanais, mais pas de Djiboutiens, ni d’ailleurs d’Éthiopiens. Cela réduit les capacités opérationnelles de ceux qui voudraient nous viser.

J.A.I. : Que vous rapportent les bases étrangères ?
I.O.G. : De l’aide, de l’argent pour notre développement. Nous sommes désormais
bénéficiaires des enveloppes de l’Usaid, et les Américains, qui entraînent nos troupes dans le domaine de la lutte antiterroriste, nous paient, en outre, un loyer de 15 millions de dollars par an. Les Français, eux, nous versent une rente qui a été révisée à
la hausse en 2003 : elle est désormais de 30 millions d’euros par an.

J.A.I. : Votre économie est donc plus que jamais dépendante de cette présence militaire étrangère. N’est-ce pas un handicap ?
I.O.G. : Oui et non. Notre objectif est évidemment de réduire cette dépendance à terme, un peu sur le modèle de Dubaï dont les recettes ne dépendent plus qu’à 15 % de la manne
pétrolière, tant cet émirat a su se diversifier. À Djibouti, il s’agit en quelque sorte d’une manne militaire, dont la part dans notre budget est appelée à diminuer. Mais tout est lié : l’environnement sécuritaire que nous procurent ces bases favorise les investissements. Depuis que les Américains sont ici, le nombre de visites d’hommes d’affaires à Djibouti a ainsi triplé. Il est donc vital pour nous que cette présence militaire se prolonge encore.

J.A.I. : Certains ont vu, derrière l’expulsion massive de ressortissants éthiopiens et somaliens de Djibouti, en novembre 2003, le résultat de pressions américaines. Il fallait faire « place nette » et assécher un vivier potentiel de terroristes. Vrai ou faux ?
I.O.G. : Faux. Ces expulsions n’ont visé que les étrangers en situation irrégulière, pas les réfugiés ni les travailleurs dûment munis de papiers. Elles se sont déroulées en concertation avec les pays d’origine, et nos relations avec l’Éthiopie, par exemple, n’en ont aucunement souffert. Il y avait un trop-plein, il fallait le vider. Ce fut une
décision souveraine dans laquelle les Américains n’ont eu aucune part.

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J.A.I. : Quels rapports entretenez-vous avec la République autoproclamée du Somaliland ?
I.O.G. : De très bons rapports. Eux au moins, contrairement aux chefs de guerre somaliens qui vivent de la misère, du trafic et du racket, ont su maintenir la paix et la sécurité. Reste qu’il s’agit là d’une sécession que nous ne pouvons pas reconnaître.

J.A.I. : Djibouti est un État francophone, entouré de pays où l’anglais est la langue de communication principale. Cela ne pose-t-il pas problème ?
I.O.G. : Assurément. Cette singularité renforce notre enclavement. Le système de traduction simultanée d’une organisation régionale comme l’Igad (Intergouvernemental Authority on Development), dont Djibouti est membre, n’est ainsi financé que pour nous. Nous devons donc absolument renforcer l’apprentissage de l’anglais. Les Américains et diverses fondations nous y aident. L’avenir de Djibouti passe aussi par là.

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J.A.I. : On entend toujours dire qu’à Djibouti les Issas dominent et les Afars sont
discriminés
I.O.G. : C’est une vieille séquelle du colonialisme. Après avoir tout d’abord privilégié les Issas au détriment des Afars, les Français ont, au début des années 1960, renversé ce
déséquilibre en faveur, cette fois, de ces derniers. Une fois l’indépendance venue, les
Issas, qui avaient mené la lutte anticoloniale, ont revendiqué leur place. Une guerre
civile a suivi. Aujourd’hui, tout le monde a sa part. J’ai ainsi imposé qu’il n’y ait pas un seul recrutement dans la fonction publique qui ne se fasse sans concours. C’est un jeu d’équilibre auquel je me livre en permanence et qui nécessite une vigilance de tous les instants.

J.A.I. : Pourtant, si l’on en croit le dernier rapport du département d’État américain sur
Djibouti, votre clan domine l’essentiel de l’armée, de la police et des services de renseignements
I.O.G. : Qu’on le prouve ! Vous savez, s’il y a une chose que je souhaite éviter, c’est que l’on dise plus tard de moi : il a divisé le pays, il a laissé derrière lui un champ de mines. Je ne suis que de passage, pour quelle raison voudrais-je semer la discorde ?

J.A.I. : Pourquoi l’opposant et journaliste Ahmed Farah est-il régulièrement inquiété par votre police ?
I.O.G. : Cela n’a rien de politique. Sur ce plan, ce monsieur peut écrire les âneries
qu’il veut et rechercher tant qu’il peut l’auréole du martyr, il ne me trouvera pas. Je crois savoir qu’il est actuellement en Belgique, avec sa famille. Sans doute va-t-il revenir à Djibouti et se remettre à publier. Libre à lui. En revanche, lorsqu’on diffame,
il y a, ici comme ailleurs, des lois et des sanctions. Celui dont vous parlez a ainsi écrit que le général chef d’état-major des armées entretenait un harem composé de militaires de sexe féminin, dont la plupart étaient des mères de famille ! Même si j’ai
quelques doutes sur son sens des responsabilités, il lui a bien fallu faire face aux conséquences pénales de ses insultes.

J.A.I. : Lors de notre précédent entretien, vous avez évoqué le nom de l’exopposant Aden Robleh parmi les commanditaires présumés de l’attentat de 1990 contre le Café de Paris. Or Robleh travaille actuellement à vos côtés. N’est-ce pas gênant ?
I.O.G. : Je ne mets pas en cause spécifiquement Aden Robleh dans cette affaire, mais un groupe de Djiboutiens basés à l’époque à Addis-Abeba. Je ne suis pas juge et je n’ai jamais jeté l’anathème sur personne. Pour le reste, je suis quelqu’un d’ouvert : tous les hommes de bonne volonté sont les bienvenus à mes côtés, dont M. Robleh.

J.A.I. : Vous serez évidemment candidat à l’élection présidentielle d’avril 2005
I.O.G. : J’attends la décision de mon parti.

J.A.I. : Laquelle ne fait aucun doute.
I.O.G. : Écoutez, je suis en plein chantier. Je ne pense pas raisonnable de m’arrêter au milieu du gué.

J.A.I. : Si vous êtes réélu, ce sera votre second mandat de six ans. Et le dernier, selon la Constitution.
I.O.G. : Tout à fait. Je respecterai la Constitution. Même si on me pousse à la modifier, je ne céderai pas sur ce point. Je n’écoute pas ces courtisans qui vous disent : « C’est vous ou le chaos. » J’irai jusqu’au bout de mon mandat, en 2011. Puis je me retirerai.
Douze ans, c’est beaucoup. Je ne souhaite pas que la fonction m’use ou me grise. Je ne mourrai pas au pouvoir.

J.A.I. : Être président, cela vous plaît ?
I.O.G. : Pas tant que vous le croyez. Je suis un homme modeste, j’aime rester dans mon coin, je préfère l’ombre à la lumière. Je m’efforce de rester très proche des Djiboutiens. Je lis chaque jour moi-même, sans censure préalable, les dizaines de lettres que m’envoient mes compatriotes. Chaque week-end, je visite les villages les plus reculés, là où même les 4×4 ne passent pas. Je n’aime ni l’argent ni les dépenses ostentatoires. Je suis quelqu’un d’heureux et de bien dans sa peau. Un citoyen devenu président.

J.A.I. : Djibouti est membre de la Ligue arabe. Quelle est votre position par rapport au conflit palestinien ?
I.O.G. : Les Palestiniens sont seuls. Peut-être leur faudra-t-il encore un siècle pour être libres chez eux, mais ils y parviendront sans l’aide de quiconque. La solidarité, qu’elle soit arabe ou islamique, à leur égard a toujours été un vain mot, une pure
hypocrisie.

J.A.I. : Les Américains exercent-ils des pressions sur Djibouti afin que vous reconnaissiez Israël ?
I.O.G. : Non. Ce ne serait d’ailleurs pas décent. Israël est le dernier État colonisateur
au monde.

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